La responsabilité de protéger et l’ingérence subversives en droit international

La responsabilité de protéger et l’ingérence subversives en droit international
Préparé par: Dr Georges LABAKI

Introduction

Il existe des approches différentes des relations internationales comme l’intervention humanitaire armée et le droit de protéger et l’intervention subversive. En règle générale, le recours à la force militaire est considéré comme une violation de la souveraineté des Etats, car il implique qu'un État recoure à la force militaire sur le territoire d'un autre État sans le consentement de ce dernier. Cependant, il existe certaines circonstances dans lesquelles la communauté internationale peut considérer qu’une intervention militaire est justifiée, lorsque de graves violations des droits de l’homme sont commises et ne peuvent empêchées par d’autres moyens. Toutefois, la décision de recourir à la force militaire doit être fondée sur un examen attentif de la situation et sur décision du Conseil de sécurité de l’ONU. Par contre, l'intervention subversive est l'utilisation de méthodes secrètes pour saper la stabilité politique, économique ou sociale d'un autre pays. Les interventions subversives sont motivées par des intérêts stratégiques et privilégient le secret et le déni, souvent sans recourir à un combat militaire ouvert. Dans le cadre de l’obligation de protéger la communauté internationale a cherché à imposer la démocratie dans les pays du tiers monde même si cela implique le renversement de régimes dictatoriaux par la force. Mais cette intervention qui menace la souveraineté des états est-elle subversive ?

De l’intervention humanitaire armée à la responsabilité de protéger

Les massacres commis par les dictateurs en Afrique et en Asie entre 1960 et 1990 en toute impunité ont entrainé une forte réaction quoique tardive de la communauté internationale à agir outre la souveraineté des États en adoptant le principe de l'intervention armée humanitaire puis le droit d’ingérence et la responsabilité de protéger afin de prévenir de telles oppressions et protéger les droits de l'homme.   Au départ,  l’ONU était profondément divisée à cet égard certains pays  considérant une telle doctrine comme une atteinte à la souveraineté nationale.

En 1992, le Secrétaire général des Nations Unies Boutros Ghali a publié un rapport suite à la réunion du Conseil de sécurité du 31 janvier 1992, intitulé « Un agenda pour la paix : diplomatie préventive, rétablissement et maintien de la paix ». Ce rapport, le premier du genre après la guerre froide, a marqué le début d'une nouvelle ère dans la refonte des relations internationales, le Conseil de sécurité ayant approuvé un changement fondamental en autorisant l'intervention et la violation de la souveraineté d'un État, en cas de grave exploitation des droits de l'homme.1

Plus tard, suite aux événements survenus dans les années 1990, aux Balkans, au Rwanda, et l'ingérence militaire de l'OTAN au Kosovo, Francis Deng, premier ambassadeur du Soudan du Sud auprès de l'ONU, a proposé le concept de « droit à protéger ». Également connu sous le nom de « R2P » en anglais.2

Par la suite, le gouvernement canadien a créé une Commission internationale sur l'intervention et la souveraineté des États (ICISS), qui a publié un rapport en 2001, intitulé « La responsabilité de protéger », basé sur le concept de Deng.3 Ainsi, le Sommet mondial de 2005, qui s'est tenu du 14 au 16 septembre au siège de l'ONU à New York, qui a réuni plus de 170 chefs d'État et de gouvernement  a soutenu le principe selon lequel la souveraineté de l’État implique l’obligation de l’État de protéger son propre peuple et que si l’État ne veut pas ou ne peut pas le faire, la responsabilité incombe à la communauté internationale d’utiliser les moyens diplomatiques, humanitaires et d'autres moyens de les protéger. 4

Les paragraphes 138, 139 et 140 du document final font directement référence au principe de la responsabilité de protéger qui repose sur trois piliers :

-Le premier pilier consiste dans la responsabilité permanente incombant à l’État de protéger ses populations, qu’il s’agisse ou non de ses ressortissants, du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité, et de toute incitation à les commettre.

-Le deuxième pilier consiste dans l’engagement pris par la communauté internationale d’aider les Etats à s’acquitter de ces obligations. Il prend appui sur la coopération des Etats Membres, des accords régionaux et sous-régionaux, de la société civile et du secteur privé, ainsi que sur les atouts institutionnels et les avantages relatifs du système des Nations Unies. La prévention, faisant fond sur le premier et le deuxième pilier, est un facteur essentiel de réussite d’une stratégie au titre de la responsabilité de protéger.

-Le troisième pilier consiste dans la responsabilité des Etats Membres de mener en temps voulu une action collective et résolue lorsqu’un Etat manque manifestement à son obligation de protection.

Le document final du sommet mondial de l'ONU de 2005 a limité explicitement l'application de la responsabilité de protéger aux crimes d'atrocités de grandes ampleur: génocide, nettoyage ethnique, crimes de guerre et crimes contre l'humanité.  Toutefois, le recours à la force militaire doit être le dernier recours, les moyens utilisés doivent être proportionnés aux résultats recherchées, et l'intervention doit avoir des chances raisonnables de succès.

Par la suite, le Conseil de sécurité des Nations Unies, après de longues tractations qui ont duré 6 mois, a adopté la Résolution 1674 lors de sa 5430ème réunion le 28 avril 2006, réaffirmant son attachement à la « Responsabilité de protéger » et sa ferme volonté d'adopter toutes les mesures appropriées pour l’appliquer. Il convient de noter que le principe de non-ingérence est clairement affirmé dans tous ces documents5.

La responsabilité de protéger continue d’évoluer tant sur le plan politique que juridique. Elle a été formellement invoquée par le Conseil des droits de l'homme de l'ONU, l'Assemblée générale et le Conseil de sécurité. En avril 2018, la responsabilité de protéger avait été invoquée dans 69 résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU, 12 résolutions de l'Assemblée générale et 30 résolutions du Conseil des droits de l'homme. Ces résolutions ont abordé des situations telles que celles de la République centrafricaine, la Côte d'Ivoire, la Libye, le Mali, la République démocratique du Congo, la Somalie, le Soudan du Sud et la Syrie .

Il ne fait aucun doute que la responsabilité de protéger propose une approche plus intégrée de la prévention des conflits et de la violation des droits humains et des atrocités de masse que les précédentes interventions humanitaires. Cependant, il est clair que l’essentiel de la doctrine reste consacré à la responsabilité de réagir qui est différente de l’intervention militaire à des fins humanitaires. Le changement de language sous la responsabilité de protéger est importante car elle intégré les éléments souvent négligés de l’effort de prévention et de l’assistance post conflictuelle : on passe à la responsabilité contre le droit et à la protection contre l'intervention. En fait, l’utilisation du mot « droit » était problématique dans la mesure où il penchait  sémantiquement  en faveur de l’intervention avant même que le débat n’ait commencé.  Il y a de nos jours un consensus qui consiste à parler en termes de responsabilité de protéger plutôt que du droit d'intervenir ce qui constitue un changement significatif par rapport aux discours des années 1990 en matière d’intervention humanitaire.

La responsabilité de protéger continue d’évoluer tant sur le plan politique que juridique. Elle a été formellement invoquée par le Conseil des droits de l'homme de l'ONU, l'Assemblée générale et le Conseil de sécurité. En avril 2018, la responsabilité de protéger avait été invoquée dans 69 résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU, 12 résolutions de l'Assemblée générale et 30 résolutions du Conseil des droits de l'homme. Ces résolutions ont abordé des situations humanitaires telles que la protection des civils, la prévention du génocide, les menaces à la paix et à la sécurité internationales dans des pays tels la République centrafricaine, la Côte d'Ivoire, la Libye, le Kenya, le Mali, la République démocratique du Congo, la Somalie, le Soudan du Sud et la Syrie.

L’ingérence subversive

Tout au long de l’histoire, divers États ont utilisé l’ingérence subversive comme outil de pouvoir. Ces interventions sont souvent motivées par la concurrence géopolitique et les luttes d’influence et d’hégémonies. Le secret, la propagande et le déni sont les caractéristiques principales des ingérences subversives. Les gouvernements et les organisations non gouvernementales menant ces activités tentent souvent d’éviter d’être directement tenus responsables et cherchent à atteindre leurs objectifs par le biais de mandataires ou de moyens secrets.   Les exemples incluent les opérations secrètes pendant la guerre froide, les opérations des agences de renseignement et les conflits majeurs par intermédiaire, les campagnes de désinformation, les cybers attaques et le soutien d'un groupe dissident sans nécessairement participer à une bataille ouverte, l'objectif principal étant souvent de nuire.6

L’ingérence subversive peut être difficile à identifier en raison de sa nature cachée parce qu’elle opère dans une zone grise entre la diplomatie et l’action militaire ou déstabilisatrice manifeste. L'ingérence subversive est essentiellement une opération menée par un acteur étatique ou non étatique dans le but d'affaiblir ou de déstabiliser les institutions, l’économie ou la structure sociale d'un pays concurrent.  Cette ingérence peut être motivée par divers facteurs, notamment la défense des intérêts nationaux, l'opposition à des opposants idéologiques ou l'arrêt d'une menace.

Les objectifs de l’ingérence s’alignent sur les objectifs stratégiques de l’entité intervenante. Certains objectifs peuvent différer selon les joueurs, les événements historiques et la situation géopolitique, mais les objectifs typiques sont les suivants :

-La chute d’un gouvernement ou d’un régime politique et son remplacement par un régime concurrent.

- La déstabilisation politique qui vise à créer des divisions internes ou apporter un soutien à des groupes dissidents afin d'éroder la stabilité politique du pays cible.

- Le sabordage de la stabilité économique d’un pays à travers la destruction des secteurs économiques vitaux à la spéculation monétaire et d’autres moyens de pression.

- Semer la discorde sociale en créant le chaos et la division au sein de la société cible en incitant à des troubles sociaux, des tensions ethniques ou religieuses, ou d'autres types de conflits internes.

- Assurer une hégémonie sur les organisations stratégiques, les personnalités politiques ou d'autres composantes du pays ciblé afin de faire pencher les décisions en faveur de l'entité intervenante.

- Le changement de politique en provoquant un changement de gouvernement ou bien influencer les décisions politiques pour mieux servir les objectifs de l’état subversif.

- La protection des intérêts stratégiques des états subversifs à travers la sauvegarde de leurs intérêts économiques, politiques ou militaires, tels que l'accès aux ressources minières, aux routes commerciales ou à des avantages géopolitiques.

- Le combat idéologique visant à contrer l'influence des rivaux idéologiques en les affaiblissant ou en empêchant la propagation d'idéologies contraires aux intérêts de l'entité intervenante.

- Prévenir l'instabilité régionale ou l'émergence de gouvernements hostiles susceptibles de perturber les équilibres du pouvoir ou les alliances régionales.

- Mener une campagne de sabotages pour atteindre des objectifs stratégiques sans intervention directe.7

Durant la guerre froide, les États-Unis et l’Union soviétique se sont engagés dans un conflit géopolitique et idéologique de 1947 à 1991, caractérisé par une lutte acharnée pour la domination politique et idéologique sur la scène mondiale. Bien qu’il n’y ait eu peu de conflits militaires directs, les deux superpuissances ont été impliquées dans un certain nombre  de conflits dans lesquels l’ingérence subversive était essentielle. A titre d’exemple, l’invasion de la Baie des Cochons en 1961 qui était une tentative infructueuse des États-Unis pour renverser le gouvernement de Fidel Castro à Cuba. L'invasion des Cubains en exil a été planifiée par la CIA dans le but de renverser le gouvernement communiste.  Un autre exemple, est le coup d'Etat au Chili en 1973 organisé par le général Augusto Pinochet contre le président démocratiquement élu Salvador Allende.  Les Etats-Unis avaient mené des actions subversives qui ont contribué au renversement d'Allende mort dans le palais présidentiel suite à son bombardement par les mutins.

Les ingérences subversives peuvent provoquer une déstabilisation nationale ou régionale et risque de générer des conflits qui perdurent longtemps après la fin de l’ingérence subversive. Les acteurs les interventions subversives tirent profit des divisions ethniques ou sociales et profitent des lignes de fracture existantes au sein d’un pays. En outre, le soutien à des opérations secrètes ou à des groupes insurgés peut conduire à l’émergence de groupes radicalisés qui mettent ensuite en danger la sécurité internationale.

Ingérence subversive et la responsabilité de protéger

De manière générale, la communauté internationale condamne et dénonce fermement l’ingérence subversive car elle affaiblit la souveraineté nationale et renversent les gouvernements. Pour montrer sa désapprobation et décourager de telles actions, la communauté internationale peut rompre les liens diplomatiques, imposer des sanctions, ou les deux en même temps aux pays ou aux organisations responsables d’ingérences subversives. Fréquemment, la communauté internationale ordonne des enquêtes sur les actes subversifs commis et cherche à identifier les responsables de la violation des normes internationales. Des sanctions économiques, politiques ou militaires peuvent être utilisées pour faire pression sur l'entité intervenante afin qu'elle cesse d'agir illégalement et respecte la souveraineté du pays victime de la subversion. Il est également possible que l'Assemblée générale ou le Conseil de sécurité adopte des résolutions dénonçant ces actes et exigent la fin des opérations secrètes.

D’un autre côté, le Conseil de sécurité de l’ONU doit donner son accord avant que des interventions armées visant à protéger les populations civiles puissent avoir lieu. Le mandat du Conseil de sécurité confère une légitimité à l’intervention et dénote la détermination de toutes les nations de recourir à la force à des fins humanitaires.  Au cas, ou le droit de veto ou des obstacles géopolitiques empêchent l’octroi de l’autorisation de l’ONU, une coalition de pays volontaires peut s’organiser pour mener l’intervention humanitaire. De telles actions ne sont pas légitimes au niveau juridique. Sans s’apparenter à une ingérence subversive, elles sont contraires au principe de la responsabilité de protéger qui doivent émaner du Conseil de sécurité. Les justifications de l’intervention doivent être transparentes, souligner la gravité des violations des droits de l’homme et la nécessité d’une action militaire. Les discussions concernant l’efficacité et la légitimité des interventions humanitaires armées donnent lieu à des débats et à des négociations continues au sein de la communauté internationale particulièrement l’ONU. Les sujets de ces discussions concernent le respect du droit international, l'efficacité des efforts de protection des civils et les effets à long terme sur la zone touchée par l’intervention.8

Bien qu’il existe de nombreuses différences entre l’ingérence subversive et les interventions armées humanitaires, il existe également certaines similitudes dans la mesure où les deux impliquent des acteurs étrangers s’ingérant dans les affaires intérieures d’un autre pays. Ces points communs peuvent concerner :

- Une Influence externe : les deux types d'interventions impliquent des parties extérieures qui s'ingèrent dans les affaires intérieures d'un autre pays. Ces forces extérieures exercent une influence les événements au sein d’un État souverain, que ce soit par une intervention militaire ouverte ou par des moyens secrets.

- Dee conséquences parfois imprévues : Il est possible que ce type d'intervention ait des effets négatifs imprévus. Des actions ciblées peuvent avoir des conséquences imprévues qui déstabilisent la zone ou exacerbent des problèmes déjà existants comme l’expérience l’a démontré dans certains pays comme la Syrie et la Libye.

- Des implications géopolitiques : Il peut y avoir des conséquences géopolitiques majeures pour les deux types d’intervention. Ces interventions peuvent avoir un impact sur l’équilibre politique régional et provoquer des tensions à l’échelle mondiale.

- Le recours à la force : malgré leurs objectifs différents, les deux types interventions peuvent impliquer soit un recours ouvert à la force dans le cadre d'interventions armées humanitaires soit un recours secret à la force dans le cadre d'interventions subversives. Dans les deux cas, le recours à la force soulève des questions morales et juridiques.

- Leur nature controversée : les deux types d’interventions font fréquemment l'objet de débats et de critiques. Ainsi, les débats autour les interventions armées subversives ou humanitaires se concentrent souvent sur des questions telles que la légitimité de l’intervention, le respect du droit international et les effets sur les civils. Par contre, les débats sur l’ingérence subversive se concentre sur les moyens de lui mettre fin.

D’un autre côté, les efforts visant à restaurer la paix dans les nations et à établir des gouvernements stables à la suite d’interventions humanitaires, peuvent se heurter à des obstacles importants qui empêchent la résolution des conflits.9 En effet, la reconstruction politique, économique, sécuritaire et sociale peut être difficile. Elle nécessite une aide internationale continue. Les vacances du pouvoir, les rivalités politiques et les tensions ethniques constituent des sources des difficultés persistantes qui menacent la paix et la stabilité. Les interventions humanitaires peuvent également accroître la dépendance d'un pays à l'égard de l'aide humanitaire et économique internationale. La déstabilisation d'un pays peut avoir un effet négatif sur ses voisins entraînant de larges mouvements migratoires, des retombées économiques graves, une détérioration de la sécurité, l’apparition de mouvements terroriste suite à l’affaiblissement de l’état qui peuvent déstabiliser l'équilibre régional et international. Il apparait que souvent l’intervention humanitaire quoique bien intentionnée conduise à la même déstabilisation provoquée par une ingérence subversive comme en Libye.

La responsabilité de protéger est-elle subversive ?

Malgré ses aspects nobles, la mise en œuvre de la responsabilité de protéger présente des failles dont les conséquences peuvent parfois s’apparenter à celles des ingérences subversives surtout quand elles sortent de la définition stricto sensu de’ l’obligation de protéger qui se limitent á quatre points essentiels en exigeant par exemple un changement de régime ou de système politique.

A-La mise en question de la crédibilité de l’obligation de protéger

Le droit à l’intervention humanitaire a été controversé, notamment parmi les pays du Sud en raison des soupçons concernant les intentions véritables des grandes puissances. Des interrogations   sont soulevées régulièrement à ce propos : qui décide quand une intervention militaire est appropriée ? Pourquoi la communauté internationale n’est pas intervenue pour arrêter certains génocides ou atteintes flagrantes aux droits de l’homme dans certains pays ?  Dans d’autre cas, certaines interventions étaient-elles appropriées comme au Kosovo ou une force excessive a été utilisée ? D’autres interventions ont été menées avec un mandate peu clair ou hâtif comme à Haïti ou s’entremêlait politique et raisons humanitaires.

Le  droit d'ingérence  pour des raisons humanitaires a été avancé pour la première fois par Bernard Kushner, co-fondateur de Médecins sans frontières au moment où il était ministre des Affaires étrangères et européennes de la France. Le droit d'ingérence permet le recours à l'action militaire comme dernier recours pour intervenir dans le cas d’une crise humanitaire qui affecte sévèrement les populations. Kushner critique l’ancienne conception de la souveraineté des États qui permettait les massacres en toute impunité. Cependant, la problématique essentielle est de savoir quelles règles devraient s’appliquer cette  obligation morale qui exigeait nécessairement une action militaire non consensuelle reste d’actualité, compte tenu de l’absence de précédent normatif dans ce domaine. De l’autre côté, beaucoup d’intellectuels du tiers monde estiment que le droit d’ingérence représente une menace néocoloniale pour les pays dépourvus de défense et les plus pauvres du monde, car il constitue une violation flagrante du concept fondamental de souveraineté  des états.

B-Les interventions unilatérales

La responsabilité de protéger a soulevé la question de la légitimité de cette intervention qui nécessite l’approbation du Conseil de sécurité de l’ONU. Or, comment justifier au plan juridique le fait qu'une intervention humanitaire ait lieu sans mandat du Conseil de sécurité de l'ONU ? Ce genre d’ intervention est  très controversée en  droit international car il viole la règle de la souveraineté des états comme en témoigne l’intervention des États-Unis dans de nombreux pays comme l’Irak, la Bosnie et dans le cadre du Printemps arabe sans l’approbation du Conseil de Sécurité ?10

En réaction à ces interventions, la Russie et la Chine utilisent souvent le droit de veto ce qui a pour conséquence de ne pas pouvoir stopper  les massacres et la protéger les civils.

C- l’intervention sélective

Il existe un critère de sélectivité dans l’application de la responsabilité de protéger les populations civiles qui fait en sorte que la communauté internationale laisse certains conflits à leur sort soit en bloquant le processus de décision au sein du Conseil de Sécurité, soit en restant inactif devant les massacres et les atteintes au droit de l’homme car les Etats sont les acteurs actifs des interventions militaires l’ONU ne possédant pas sa propre armée. En réalité, ces  pays  prennent part à ces interventions humanitaires  souvent  pour des considérations géostratégiques ou économiques. En réalité, la plupart des Etats ont une vision plus pragmatique et intéressée que légaliste des textes qu’ils utilisent de façon opportuniste en fonction de leurs intérêts.  Cela représente un grand défi pour l’ONU et une contrainte pour le droit international dans son ensemble.  La responsabilité de protéger devrait être entreprise de manière impartiale et sans intérêts particuliers autres que la sécurité de la population.11 En réalité, cela peut ne pas être toujours le cas car ce sont des États qui interviennent à titre individuels ou dans le cadre d’alliances militaires l’ONU ne possédant pas sa propre armée. D’un autre côté, il faut dire reconnaitre que l’efficacité du Conseil de Sécurité a été souvent critiqué car il a régulièrement échoué à intervenir à temps pour prévenir les atrocités, ce qui suscite des critiques, toujours vives, à son égard.

D-Instabilité post-conflictuelle

Un autre problème qui apparaît clairement est le fait que l’intervention humanitaire génère souvent une instabilité qui davantage aggrave la situation qui prévalait avant l’intervention. Le manque planification des interventions avec un plan post conflictuel clair qui ne laisse pas de vide de pouvoir ni de tensions résiduelles, il y a de fortes chances que le conflit refasse surface et que la situation sécuritaire se détériore. En d’autres termes, la responsabilité de protéger, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, est une solution partielle car elle ne met pas assez l’accent sur la gestion de l’après conflit et la responsabilité de reconstruire. Dans ces conditions, l’instabilité de la responsabilité de protéger peut apparaitre comme une ingérence subversive car elle détruit une structure étatique sans pouvoir la reconstruire.12

Il existe un lien entre la responsabilité de protéger et le jus post bellum  un concept qui se définirait de manière générale comme un ensemble de principes applicables à la sortie d’un conflit armé, interne ou international, en vue d’établir une paix durable en permettant la gestion des situations post-conflictuelles et d’appliquer les normes morales et juridiques censées gouverner la transition d’un État vaincu vers un nouveau régime politique. Le jus post bellum ne doit pas nécessairement être réalisée par les mêmes personnes qui interviennent mais doit être intégrée au plan avant l’intervention sinon la responsabilité de protéger n’agirait que comme un cessez-le-feu plus ou moins stable. Par la suite, il semble que la communauté internationale soit de moins en moins disposée à suivre l’exemple de la Libye, du Yémen et à détruire la hiérarchie de l’ordre dans un État.

E-L’incohérence

Un autre aspect important dans lequel la responsabilité de protéger est mise à l’épreuve et risque d’échouer dans la pratique est l’incohérence dans la décision d’intervenir. En effet, il existe une incohérence générale dans la volonté d’intervenir dans les pays qui ne respecte pas les droits de l’homme et ne protègent pas leurs populations, pour plusieurs raisons car les États sont généralement peu enclins à intervenir dans des conflits où cela s’avérerait être couteux financièrement, logistiquement ou politiquement. Or, la responsabilité de protéger n’est pas censée être incohérente ou sélective, mais une responsabilité envers toutes les populations concernées par son mandat. Le fait que l’application de la responsabilité de protéger soit sujette à des incohérences est à la fois un défaut fondamental dans la conceptualisation de cette responsabilité de protéger car elle un échec dans sa mise en pratique au vu des circonstances politiques qui peuvent conditionner son application.13

 

F-L’appel au changement de régime 

La résolution 60/1 de l’Assemblée générale des Nations unies du 16 septembre 2005 qui consacre la responsabilité de protéger stipule que l’État doit protéger ses populations de quatre crimes limitativement énumérés – génocide, crimes de guerre, nettoyage ethnique et crimes contre l’humanité- sous peine de voir la communauté internationale qui peut, sur autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies, se substituer à l’État qui manque à son obligation

Mais cette responsabilité de protéger est-elle liée au changement de régime ou à la promotion de la démocratie ?  En fait, telle qu’elle est définie le but de la responsabilité de protéger n’est pas de changer de régime mais de protéger les populations.

A titre d’exemple, l’intervention militaire dans le cas de la Libye et de la Syrie a été abordée principalement dans le contexte de la responsabilité de protéger. Cependant, dans les deux cas, l’intervention visait à changer le régime politique de ces États plutôt que la simple protection des civils.

Le cas de la Syrie et la Libye est pertinent à cet égard car il masque un agenda démocratique d’une formulation humanitaire. Dans ces conditions, la responsabilité de protéger se manifeste dans la pratique comme une responsabilité de démocratiser à travers un changement de régime. La question de changement de régime et de démocratisation si elle devait être retenue doit figurer dans la définition juridique de l’intervention humanitaire.  Dans le cas contraire, la responsabilité de protéger pourrait être perçue comme un impérialisme occidental par beaucoup d’intellectuels des pays du Sud.

Dans le même contexte, le discours politique américain sur la Syrie durant le printemps arabe incluait des références explicites au droit de protéger et à la responsabilité des États de protéger les populations vulnérables mais cette responsabilité est devenue discursivement liée à l’idée de changement de régime. Depuis le début de la crise syrienne en 2011, les responsables américains ont fait référence à plusieurs reprises du besoin de changement de régime en supportant l’opposition armée.

La même politique a été entérinée durant le printemps arabe   qui a été accompagné d’un appel à la protection des citoyens et par extension à la démocratisation ce qui a provoqué une vision négative de cette intervention qui a finalement échouée lamentablement.

 

Les limites du droit de protéger sources de subversion

Le flou conceptuel de la responsabilité de protéger a donné lieu à des ingérences subversives comme dans le cas du printemps arabe et plus particulièrement en Libye, en Syrie, et au Yémen parmi d’autres. Il en a résulté des guerres civiles fratricides. En fait, ces notions sans définitions juridiques précises, laissent la porte ouverte aux abus. En effet, la responsabilité de protéger ne relève pas du droit international coutumier ni de la Charte des Nations Unies. Il s’agit d’une norme politique très jeune (ce qui signifie qu'il ne s'agit pas d'une loi contraignante fondée sur un traité ou incluse dans la Charte de Nations Unis ou une coutume) qui interfère avec le droit international en fixant des normes, des pratiques communes et des attentes, souvent sous forme de doctrines contraignantes.

Dans l’ensemble, la responsabilité de protéger s’est imposée comme un concept incontestable en raison de ses aspirations nobles car, en fin de compte, son but est de servir l’humanité. La protection des populations est précisément l'objectif de la responsabilité de protéger, et il ne semble y avoir aucun argument suffisamment convaincant pour s’opposer à ce cadre conceptuel qui met l'accent sur les personnes plutôt que sur les États et œuvre à prévenir les atrocités. A fur et à mesure que les droits de l’homme gagnent en importance au sein de la communauté internationale, le principe de non-intervention perd de son importance.15 Par conséquent, il est important d’adopter les mesures suivantes ;

-Il est urgent de disposer d’un droit international bien défini sur la responsabilité de protéger dans le contexte changeant des développements politiques et du droit international.

-La juridiction nationale doit être revue et redéfinie dans le cadre de la Charte des Nations Unies en tenant compte des développements internationaux et nationaux actuels.

-L’intervention pour des raisons humanitaires doit s’inscrire dans le cadre d’une responsabilité de protection et non comme un droit d’intervention.

-La communauté internationale doit soutenir la mise en place d'un système d’alerte précoce pour interdire les violations des droits de l'homme.

- La résolution des obstacles d’ordre normatif et matériel qui s’expliquent par les limites quant au champ d’application matériel de la responsabilité de protéger.

-Elargir le concept de la responsabilité de protéger pour qu’elle englobe les catastrophes d’origine naturelle ainsi que par le manque de moyens matériels sachant que l’ONU n’a pas sa propre force militaire.

-L’extension de l’obligation de protéger pour inclure les états défaillants qui représentent un danger pour leurs populations et pour la communauté internationale.

Conclusion

La responsabilité de protéger est conçue comme un instrument supplémentaire, sans force juridique autonome pour protéger les droits humains. Dépourvue d’autonomie juridique et opérationnelle, la responsabilité de protéger partage avec le droit d’ingérence une fragilité juridique certaine. Dans cette perspective, la responsabilité de protéger n’est pas une norme impérative générale qui pourrait avoir une valeur supérieure à celle de la souveraineté. Somme toute, le droit de protéger peut présenter un certain nombre d’avantages dans la promotion et la protection des droits humains et par extension de la démocratie en mettant un terme aux atrocités massives et autres violations graves des droits de l'homme, en promouvant la transition vers la démocratie dans les régimes autoritaires, en protégeant les valeurs et les institutions démocratiques et en encourageant la stabilité et la coopération régionales. Toutefois, la transparence des interventions armées humanitaires est cruciale et doivent être basées sur des justifications claires et le respect du droit international et obtenir l’aval du Conseil de sécurité de l'ONU. Des lois internationales plus précises doivent être établies pour contrôler ces interventions, leurs limites juridiques, des procédures de responsabilisation, des normes uniformes pour les interventions humanitaires armées, fournir des directives précises d’intervention et s’assurer qu’elles sont conformes au principe de la responsabilité de protéger. Ne pas se conformer à ces mesures risquent de déraper vers l’ingérence subversive surtout quand on vise à changer les régimes quitte à utiliser des moyens subversifs.

En outre, il est important d’encourager la coopération internationale afin de faire face aux interventions subversives et de créer des cadres communs pour échanger des renseignements et organiser des réponses coordonnées. Les mesures de cybersécurité doivent être renforcées pour contrer les actions subversives numériques. Il faut également encourager les politiques de prévention des conflits qui s’attaquent aux causes profondes des différends pour réduire les possibilités d’intervention, se concentrer sur la stabilité sociale et la croissance économique.

Enfin, la communauté internationale devrait promouvoir le développement des valeurs et des pratiques démocratiques dans d'autres pays en tenant compte de de leurs structures sociales et culturelles et en leur fournissant une assistance technique pour le développement de leurs institutions et de leurs économies.

Références

 

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http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/03/28/intervention-en-libye-ni-droit-d-ingerence-ni-desinteressement_1498608_3232.html

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