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Les accords militaires israélo-turc de 1996
Les relations bilatérales entre la Turquie et Israël sont difficiles à cerner car elles relèvent de ce que l’on qualifie généralement de «diplomatie secrète». Cette clandestinité a été rendue nécessaire par la tension régionale qui perdure depuis 1949. La Turquie ne pouvait se permettre d’afficher ouvertement ses relations avec l’Etat hébreu au risque de s’attirer l’hostilité de tous les Etats Arabes. Ainsi «Un diplomate turc a comparé les relations entre son pays, Israël et le monde arabe à un ménage à trois. L’époux turc éprouve une attirance certaine pour sa maîtresse juive qui possède des charmes cachés, mais en public, il est obligé de nier jusqu’à l’existence de son amante»([1]). Cette prudence n’a pas empêché Ankara d’établir des relations avec Tel-Aviv, dès le mois de mai 1949. Cette reconnaissance turque, première d’un Etat musulman, ne pouvait qu’être bénéfique au jeune Etat hébreu en manque de reconnaissance régionale. Cependant ce caractère secret des relations israélo-turques ne survivra pas à l’effondrement du bloc soviétique ni surtout, à la seconde guerre du golf de 1990-1991. Pour mieux étudier les accords militaires de 1996, nous nous intéresserons à cette question sous la triple distinction: les accords militaires proprement ,dits la coopération au niveau des industries de défense, et enfin la collaboration dans les domaines de la sécurité. Il sera possible d’aborder la question de l’eau - enjeu crucial des relations au Moyen-Orient.
Le 5 avril 1996 la radio de l’armée israélienne annonçait publiquement la signature d’un accord militaire avec la Turquie. Cette nouvelle provoqua de violentes réactions des Etats arabo-musulmans qui demandèrent, en vain, à la Turquie de renier ses engagements avec l’Etat hébreu. Les pressions arabes ne purent suffire à provoquer la rupture des relations, veilles d’une quarantaine d’années, entre Ankara et Tel-Aviv. Il faut rappeler que ces accords israélo-turcs de 1996 n’étaient pas les premiers du genre.
En effet, un traité militaire intitulé «Pacte périphérique» avait été signé secrètement, lors d’une rencontre à Ankara, par le premier ministre turc A. Menderes et son homologue D. Ben Gourion, les 29 et 30 Août 1958.
Ce pacte aurait instauré une coopération militaire entre les deux pays, ainsi que des entraînements conjoints des forces armées. De plus, il aurait aussi favorisé une liaison permanente entre les services de sécurité turcs, israéliens et iraniens([2]).
L’on se rend compte dès lors que les protestations arabes ne pouvaient avoir que peu d’impact sur la volonté turque de poursuivre sa collaboration avec l’Etat hébreu. D’ailleurs le 18 avril 1996, le Premier ministre turc Mesut Yilmaz, en recevant à Ankara, le ministre iranien des Affaires étrangères Ali Akbar Velayati, avait déclaré: «Le pacte militaire avec Israël ne regarde que nous»([3]). Cette fin de non recevoir du responsable turc tranchait avec la détermination d’Yitzhak Mordakhay, alors ministre israélien de la défense, qui déclarait au journal turc YENI YZYIL, le 26 avril 1997: «Il n’y a pas d’accords, entre la Turquie et Israël, dans le but d’utiliser ou de défendre nos territoires en cas d’attaques. Cependant si des pays comme l’Iran, l’Iraq ou la Syrie voudraient user de la force contre la Turquie, ils doivent savoir alors qu’ils feront face à une force unifiée»([4]). Les cibles potentielles de ces accords militaires semblaient donc être bien définies. D’ailleurs comme le déclarait Ouri Or, général de réserve et ancien ministre adjoint de la défense dans le gouvernement de Shimon Perez, «bien que la Turquie n’ait jamais participé à une guerre à nos côtés, il est positif pour Israël que la Syrie ait un ennemi sur ses frontières» et il ajoute «la Syrie n’attaquera jamais la Turquie. mais on ne peut exclure l’inverse. La Turquie a une longue expérience des combats hors de ses frontières, en particulier dans le nord de l’Iraq»([5]).
Rappelons enfin qu’à partir de 1994 ce seraient plus de quatorze accords militaires qui auraient été signés entre les deux parties.
A-Les accords proprement militaires:
Le 18 septembre 1995 est signé à Tel-Aviv le « Memorendum sur l’aviation militaire et d’entraînement». Puis l’année suivante ce sont les «Accords de coopération et d’entraînement» qui sont signés le 23 février 1996 par le directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères le général DAVID et par le premier secrétaire de la représentation turque Cevik BIR([6]).
Cet accord, dont le contenu n’a pas été divulgué, porterait sur les points suivants:
- entraînements conjoints entre les forces aériennes et maritimes des deux pays
- échange de personnel militaire
- possibilité offerte aux deux parties d’utiliser leurs bases militaires respectives
Et enfin l’Etat hébreu aurait la possibilité de mener des opérations de surveillance électronique sur les frontières de la Turquie avec l’Iran, I’Iraq et la Syrie.([7])
En affichant publiquement son alliance militaire avec Israël, la Turquie a brisé un «tabou diplomatique» comparable à celui qu’avait accompli le Président Sadate en signant les accords de Camp David .
Or l’on sait déjà que l’Egypte et le Royaume Hachémite procèdent à des entraînements conjoints avec les Etats Unis . Dès lors serait-il impossible d’assister dans un futur proche à des manœuvres militaires comprenant plusieurs forces armées d’Etats de la région du Moyen-Orient ?
Ainsi, sous le patronage américain, les forces armées égyptiennes et jordaniennes pourraient être associés aux forces turques et israéliennes au cours de tels exercices. Faut-il rappeler à cet effet qu’un officier supérieur jordanien aurait déjà assisté à des entraînements conjoints israélo-turcs. Une telle perspective reste envisageable compte tenu des rapports de force découlant du nouvel ordre régional annoncé par le Président Bush en 1991. Quelle perspective reste-t-il au «Camp du refus », surtout depuis la chute de 1'URSS, s’il l’on considère les positions géographique d’Israël et de la Turquie qui encadrent par le nord et par le sud la Syrie et le Liban. Le caractère offensif d’une telle alliance israélo-turque justifie les craintes de certains acteurs de la région. D’autant plus qu’il s’avère que les liens qui unissent Ankara et Tel-Aviv ont atteint un niveau de collaboration assez développé. Il ne s’agit pas simplement d’une simple alliance visant un groupe de pays déterminés, mais bien aussi de la convergence d’intérêts d’ordres stratégique, politique mais aussi économique et financier.
B- La collaboration dans le domaine de l’industrie des armements:
Cette coopération répond d’une part aux lacunes du potentiel militaire turc tout en maintenant d’autre part un certain niveau d’activité dans l’industrie de défense israélienne.
Il faut bien être conscient d’un fait: même si la Turquie, qui appartient à l’Alliance Atlantique depuis 1952, se présente comme une puissance régionale, ses capacités offensives présentent de nombreuses failles.
Ainsi, en 1983, le Pentagone avait estimé que pour ramener les forces armées turques au niveau minimum du standard de l’Alliance Atlantique il faudrait y consacrer 18 milliards de dollars sur une période de trente années. D’autre sources estiment pour leur part que la modernisation des ces mêmes forces armées nécessiterait 70 milliards de dollars sur une période de 15 ans([8]). De tels chiffres sont certes difficile à établir toutefois ils indiquent l’envergure des déficiences de l’arsenal turc.
Ainsi la grande majorité des 3500 blindés de l’armée turque est déclassée.Ce sont principalement des M47 et des M48A1 qui ont déjà trente ans, présentent de graves lacunes au niveau de leur motricité dont les canons de 90 mm les rendent inefficaces contre des tanks plus modernes([9]) .
Sinon comment interpréter les livraisons d’armes américano-germaniques à la Turquie durant le conflit du Golfe de 1991? A savoir: 600 tanks M-60, 400 tanks Léopard, 700 transport de troupes blindés, 40 avions de combat Phantom, plus un complément d’hélicoptères de type Cobra et de missiles sol-air Roland prélevés sur les stocks de l’US Army stationnée en Allemagne Fédérale. Il semblerait que les responsables militaires américains aient jugé nécessaire un tel transfert, afin d’aider l’armée turque à juguler la menace que représentaient les forces du président iraquien à l’époque. Donc dans la perspective des états-majors alliés, la défense de la frontière iraquo-turque, longue d’environ 200 kilomètres, nécessitait plus de 1000 blindés. Ces transferts s’expliquent certes par des considérations politiques lices au conflit lui même. Mais le volume de matériel dont il est question ici permettent quand même de mettre en doute les capacités offensives des armées turques. Une des réponses apportées à ce problème précis a été la signature de deux projets le 5 mai 1997,1e premier relatif à la modernisation, par Israël, des chars turcs AM60, et le second à la fabrication de 800 chars Mirkava en Turquie. De même un autre traité relatif à la construction de chars 2000 aurait été signé le 14 octobre 1997.
En ce qui concerne le potentiel des forces aériennes turques, celui-ci reste lui aussi précaire. La chasse turque qui dispose d’environ 450 appareils (dont 150 F4s et F5s, 120 FlOOs plus environ 160 F16s fournis par les Etats-Unis au début des années 90), ne pourrait aligner au combat que la moitié de ces appareils. Cet état de fait explique qu’Ankara et TelAviv aient signé, le 9 décembre 1996, un projet de modernisation de 54 F4s (projet d’une durée de cinq années, estimé à 600 millions de dollars, financé par le gouvernement israélien et par des banques privées)([10]) ainsi qu’un autre accord concernant la modernisation des appareils turcs de type F5s, le 14 octobre 1997. De plus, un projet d’un montant de 500 millions de dollars aurait été signé pour la fabrication de missiles BOBA2, d’une porté de 500 km, dont la livraison était prévue pour le début de l’an 2000.
En outre devant les défauts de son système de protection anti-aérienne, la Turquie, pour faire face aux fusées balistique iraquiennes, aurait demandé le 5 mai 1997 à Israël un nombre de fusées ARROW. Dernier fruit de la coopération américano-israélienne dans le domaine balistique, les missiles ARROW surclasseraient en termes de performances technologiques tous les vecteurs que comptent les arsenaux arabes([11]).
Même cas de figure lorsqu’Ankara avait voulu acquérir, pour un montant de 50 millions de dollars, des missiles de type Popeye. Washington s’étant toujours montré réticent à de tels transferts de technologie, la Turquie aurait ainsi demandé à son partenaire israélien d’user de son influence auprès des Etats-Unis, afin d’accélerer la conclusion de l’accord d’achat .
Par ailleurs, en procédant à un tel renforcement de ses équipement aériens (tant au niveau des appareils de chasse que des systèmes de missile sol-air), la Turquie se donne les moyens de ses ambitions régionales. Ce qui ne manquera pas de changer les équilibres militaires entre la Turquie et ses voisins arabes et perses. Ainsi la Syrie serait dotée de missiles balistiques M9 et de Skud C (d’une portée de 600 km) l’Iraq de Skud B (d’une porté de 300 km) et l’Iran de Tondar 68 (d’une porté de 1000 km)([12]). Or ce renforcement s’effectuera au prix d’une interdépendance accrue entre les deux partenaires. Car en procédant à la modernisation de la chasse turque,Tel-Aviv s’établi en tant que fournisseur attitré d’Ankara. Ce qui place Israël dans une position enviable: d’une part elle maintient la supériorité de son industrie militaire dans la région, d’autre part elle renforce son rôle de source d’approvisionnement en matériel militaire notamment avec la Turquie. Fournisseur d’armes idéal, Israël, contrairement à plusieurs pays occidentaux, n’a jamais fait dépendre les ventes d’armes d’une quelconque question politique notamment des droits de l’homme, thème sensible en Turquie. Tel-Aviv permet donc un accès à un large éventail de la technologie militaire américaine (sans compter le savoir-faire israélien) sans les aléas que peuvent poser le Congres ou tout autre groupe de pression. Il ne faut pas oublier à cet égard le contrôl que maintiennent les groupes de pression grecs et arméniens sur tout transfert d’armement américain vers la Turquie. Ainsi la Grèce, elle aussi membre de l’Alliance Atlantique, a obtenu que toute fourniture d’équipement militaire vers la Grèce et la Turquie s’établisse sur un ratio de 7 pour 10. Ce qui maintient un certain équilibre des forces autour de la mer Egée plutôt favorable à Athènes. C’est justement ce type de problème qu’un pays comme Israël ne connaît pas. Quoi de plus approprié pour un régime qui a longtemps connu des difficultés avec les mouvements séparatistes kurdes? Transfert d’armement aisé pour l’Etat hébreu puisque non soumis aux pressions de son opinion publique, ces ventes d’armes deviendront même un mode de relation bilatérale à part entière([13]). Cette politique s’illustrera par le soutien israélien apporté à certains régimes comme le Nicaragua durant la guerre civile sandiniste ou l’Afrique du Sud durant le régime de l’apartheid. L’Etat hébreu ira même jusqu’a procéder à des transferts d’armes vers l’Iran en contre-partie de la libération de juifs iraniens durant les années 80.
De plus, il ne faut pas oublier le statut particulier dont jouissent les forces armées en Turquie au niveau de l’influence qu’elles gardent sur le pouvoir politique (particulièrement par le biais du Conseil National de Sécurité), et surtout sa véritable indépendance financière. Cette indépendance repose d’une part sur le fait qu’en Turquie, c’est le chef de l’état-major qui décide du budget annuel des forces armées et non pas un autre pouvoir institué, et d’autre part sur les biens et avoirs que possède l’armée, notamment dans l’industrie automobile, le tourisme, le pétrole, les assurances, etc. Donc dans une certaine mesure, il est possible que des intérêts financiers particuliers puissent entrer en considération dans l’orientation que prendrait cette collaboration israélo-turque. D’ailleurs, à ce propos, si l’on considère le moindre accord de modernisation d’équipements miltaires, il faut être conscient qu’il s’agit en fait de contrats dont les montants sont équivalents à plusieurs millions de dollars chacun.
L’armée turque jouit d’une place prépondérante au sein de la société qui la prémunit de toute sorte de contrôle extérieur et impartial. Sur la base de ces éléments, il est peu probable que des phénomènes de corruption - rencontrés même dans des pays comme la France (l’affaire des frégates vendues à Taiwan) - ne touchent pas les hautes sphères militaires. Comme l’armée ne subit aucun contrôle du pouvoir civil, ce fait entretient une «opacité» qui favorise les processus qui mènent à la corruption. C’est donc aussi une question d’intérêt personnel et non plus exclusivement d’ordre stratégique et politique, qui fait que les liens entre les deux capitales risquent de perdurer encore longtemps. Ce qui explique aussi dans une certaine mesure la variété de ces relations bilatérales. Dès lors des rapports d’intelligence entre les deux partenaires semblaient tout à fait appropriés.
C- La coopération dans le domaine de la sécurité:
Avant de s’intéresser à l’accord de novembre 1994 relatif à la sécurité, il convient de rappeler deux exemples de coopération dans ce domaine. Ainsi lors de l’invasion israélienne au Liban en 1982, les forces de Tsahal ont procédé au démantèlement de plusieurs bases d’entraînement notamment celles de l’Armée Arménienne Secrète de Libération (mouvement considéré par Ankara comme responsable de la mort d’une dizaine de diplomates turcs durant les années 70) et auraient fourni à la Turquie des renseignements sur ce groupe ainsi que sur d’autres groupes subversif turcs. De plus, durant la campagne israélienne d’avril 1996 contre les bases supposées du Hezbollah dans la vallée de la Bekaa, l’aviation de l’Etat hébreu aurait aussi mis à mal des bases suspectées d’appartenir au Parti des Travailleurs Kurde, le PKK.([14])
Concerant maintenant la coopération dans le domaine de la sécurité, l’Accord sur la lutte contre le terrorisme a été signé durant la visite du ministre CILLER en novembre 1994. Il serait relatif à la coopération dans le domaine du renseignement et à la lutte contre les groupes islamistes suspectés d’être soutenus par l’Arabie Saoudite et l’Iran,([15]) entre autres.
Toutefois l’une des cibles privilégiées de cette coopération apparaîtra lorsque le premier ministre B.Netanyahu dénoncera le PKK en mai 1997 et soutiendra la Turquie dans son combat contre celui-ci, alors qu’Israël s’était toujours tenu à l’écart du conflit kurdo-turc, du fait que l’Etat hébreu ne voulait pas ajouter les kurdes sur la liste de ses ennemis et du fait que les kurdes iraquiens auraient empêché le lynchage de 11 juifs en 1969, geste que n’avait pas oublié Israël jusqu’ici . L’ancien premier ministre déclara aussi qu’il ne pourrait y avoir de paix tant que Damas apporterait son soutien au PKK. Les jours suivants, un porte parole du mouvement kurde annonçait à Beyrouth que désormais Israël constituait «une cible légitime», de l’action kurde.([16])
Toutefois cette coopération sécuritaire aurait peut être aussi fait aboutir à la capture du leader kurde A.Ocalan. Les pressions conjointes turco-israéliennes sur Damas auraient provoqué le départ du chef du PKK de Syrie. Or A.Ocalan aurait été capturé à Nairobi, ville considérée comme le centre régional des services de renseignement américains pour l’Afrique de l’Ouest, ce qui laisse supposer que les Etat-Unis aient soutenus leur allié israélien dans une telle opération. Les services de sécurité israéliens ont une longue expérience dans ce domaine comme l’attestent les captures d’anciens criminels de guerre nazis comme Adolf Eichman par exemple. Dès lors, A.Ocalan ne pouvait qu’être une cible légitime pour les services de sécurité israéliens, désireux de rendre service au régime d’Ankara mis à mal par le leader kurde depuis les années 70 .
L’on a pu se rendre compte que les liens qui unissent Israël et la Turquie trouvent leurs origines dans un certain nombre d’intérêts partagés, mais aussi surtout par une vision régionale commune. Il est fort probable que la collaboration sécuritaire entre ces deux pays sera appelée à se développer dans un futur proche, ce qui laisse entrevoir un avenir incertain pour tous les acteurs du Moyen-Orient qui ont pu se sentir visés par ces accords militaires israélo-turcs de 1996. Question d’autant plus hypothétique que l’avenir du Moyen-Orient reste tributaire d’un contexte assez explosif. En effet la conjoncture d’une croissance démographique qui ponctionne des resssources hydrauliques déjà insuffissantes est considérée comme la cause majeure des conflits à venir.
Dès lors la coopération israélo-turque ne pouvait pas ne pas s’intérresser à l’enjeu stratégique que représente actuellement la question de l’eau .
D- La question des ressources hydrauliques:
Une partie significative de ce problème, qui intéresse certains acteurs de la région, se focalise en fait dans le projet turc du GAP.
Lancé en 1984, ce projet estimé à 20 milliards de dollars (étalé sur une trentaine d’années) prévoit la construction de quelques dizaines de centrales électriques, de barrages, et de systèmes d’irrigation, en vue de bonifier un espace de 1.7 million d’hectares.
L’objectif d’Ankara est double: d’une part faire décoller le kurdistan turc (partie la plus instable politiquement et la plus défavorisée de la Turquie, où le revenu par tête d’habitant est inférieur de moitié à celui du reste du pays), d’autre part doubler la production agricole, ce qui ferait de la Turquie «le grenier à blé» du Moyen-Orient vers l’horizon 2005. Or les ambitions agricoles turques se feront aux dépens de deux de ses voisins arabes, l’Iraq et la Syrie.
En effet les barrages prevus dans le projet du GAP, et qui doivent transformer la Turquie en grenier à blé, supposent qu’une partie des eaux du Tigre et de l’Euphrate seront désormais retenues en Turquie. Ainsi, une fois le projet du GAP terminé, le débit annuel de l’Euphrate chutera d’environ 30 milliards à 16 milliards de mètres cube par an en Syrie et passera de 16 milliards à 5 milliards en Iraq. Le Tigre connaîtrait lui aussi une telle diminution de son débit.([17])
La situation risque de devenir des plus tendues puisque l’accroissement du potentiel agricole turc mobilisera des ressources autrefois ponctionnées par les agriculture syrienne et iraquienne. Par ailleurs, la rétention des eaux par la Turquie constituera un moyen efficace pour assurer un marché où écouler sa nouvelle production agricole dans des pays qui seront désormais dans l’impossibilité de maintenir comme par le passé les mêmes production agricoles, d’ou le besoin d’importer.
Or le projet du GAP constitue en fait la base d’un autre projet beaucoup plus ambitieux. Il s’agit du projet turc de «peace pipe-line». Selon le gouvernement d’Ankara, cette entreprise a pour finalité de tenter de prévenir les futurs conflits liés au partage des ressources hydrauliques dans la région .
Si l’on considère le fait que quand la Turquie et la Syrie auront prélevé l’une et l’autre dans l’Euphrate la quantité d’eau nécessaire à leurs besoins, le débit serait réduit pour l’Iraq à un mince filet d’eau tout juste suffisant pour mouiller le lit du fleuve, c’est à dire un huitième à un quart de ce qu’il reçoit actuellement. Dès lors,par réaction en chaine,les risques de conflit entre la Syrie et l’Iraq s’accroîtraient de façon significative ainsi que ceux entre Israël, la Jordanie, et la Syrie, qui pour compenser ses déficiences devrait augmenter ses prélèvements dans le Yarmouk, l’un des principaux affluents du Jourdan, et enfin entre l’Iraq et l'Iran pour le partage des eaux du Chatt E1Arab.([18])
C’est pour prévenir de tels scénaris que le 15 juin 1985 durant la Conférence sur la sécurité hydraulique et des technologies de l’eau, le représentant turc a fait la première présentation publique du plan du premier ministre turc Turgut Ozal, relatif au «peace pipe-line».
Ce projet repose sur l’embranchement de deux pipe-lines, à partir des rivières Seyhan et Ceyhan,en vue de procurer de l’eau à un certain nombre de pays de la région.
Le Koweit, la côte est de l’Arabie Saoudite, Bahrein, Qatar et les Emirats Arabes Unis seraient desservis en eau à partir du pipeline de l’est.
Le pipe-line de l’ouest approvisionnerait quant à lui certaines villes de Turquie, Syrie, Jordanie, Cisjordanie, et la région ouest de l’Arabie Saoudite.
Or les deux pipe-lines ne procuront de l’eau que pour un usage domestique, ce qui est censé contribuer à la sauvegarde des ressources hydrauliques existantes([19]). C’est à dire, une livraison de six millions de mètres cube par jour serait techniquement réalisable selon la société américaine Brown and Roots chargée par le gouvernement turc d’étudier la faisabilité du projet.
Pour un projet estimé à une vingtaine de milliards de dollars, accumuler le capital nécessaire est une tâche ardue. Les officiels turcs attendent la participation d’un certain nombre d’organisations internationales et de banques d’investissement. Cependant, le principal obstacle pour la réalisation d’un tel projet reste l’insécurité régionale ainsi que les tensions politiques persistantes entre les futurs Etatsclients.
Le gouvemement turc espère convaincre certains pays de la région que les avantages économiques du peace pipe-line supplanteront les concessions politiques que suppose la mise en place d’un tel projet.
Or ces avantages économiques ne sont pas aussi évidents pour tous. Ainsi pour un investissement de 24 milliards de dollars requis pour l’éxécution de ce projet, le ministre de l’Eau et de l’Electricité des Emirats Arabes Unis a estimé que «le coût de l’eau qui nous parviendra atteindra 1,4 dollars par gallon alors que le prix du gallon d’eau produit par nos stations de dessalement revient à 0,8 dollars»([20]). Toutefois il ne faut pas oublier que les techniques de dessalement de l’eau, en raison de leurs coûts exorbitants, ne sont que peu usitées en dehors des pays de la péninsule arabique.
En ce qui concerne maintenant la dimension politique d’un tel projet le gouvernement turc estime que le «peace pipeline» pourrait accroître l’interdépendance entre les pays de la région. Ce qui éventuellement réduirait les risques de conflits régionaux et accentuerait la prospérité du Moyen-Orient.
Coopération et prospérité régionale qui restent toutefois à mesurer à l’aune turque. Ankara promu ‘pourvoyeur d’eau’ détiendrait dès lors des moyens de pression directe sur l’ensemble de ses pays clients. C’est cet état de dépendance face à la Turquie qui explique le mieux les nombreuses réticences que soulève ce «peace pipe-line».
Toutefois il ne faut pas oublier que la réalisation d’un projet d’une telle envergure reste subordonnée à la résorbtion de l’insécurité de la région qui perdure depuis une cinquantaine d’années. Or si une certaine architecture sécuritaire se pérennisait, et que la poussée démographique restait aussi soutenue, plusieurs gouvernements arabes pourraient être poussés à accepter un tel état de fait pour répondre aux besoins en eau de leurs population. Les pressions de la rue arabe pourrait ainsi s’avérer être le meilleur agent de promotion de ce «peace pipe-line». Il faut bien être conscient du manque d’alternative qui existe puisque, exception faite du Liban (qui bénéficie encore d’une relative auto-sufflsance hydraulique), tous les pays de la région connaissent des difficultés d’approvisionnement en eau.
Dans cette mesure on imagine la situation difficile des gouvernements qui auraient recours à un approvisionnement en eau à partir de la Turquie. Ils lieraient ainsi leur stabilité interne au bon vouloir turc, à moins, bien sûr, d’être un pays allié à Ankara, comme l’est l’Etat hébreu.
D’ailleurs on peut supposer que Tel-Aviv serait associé au maintien de la sécurité d’un tronçon du peace pipeline (s’il se réalisait). D’un point de vue géographique, le tracé des deux pipe-line s’inscrit dans une zone où les forces des états turc et israélien peuvent se projeter plus ou moins facilement. Dans la mesure où il existe déjà des accords d’entraînement militaire conjoint et une coopération «anti-terroriste», il est plausible que les deux alliés assurent conjointement la sécurité de ce peace pipelines. Car si la construction de ce pipe-line se réalisait, cet ouvrage deviendrait rapidement le symbole de la nouvelle influence turque dans la région et donc constituerait par là même une cible de choix pour toute personne, organisation ou Etat réfractaire à une telle situation.
En outre l’ordre régional post 1991 est favorable au couple israélo-turc. Ordre qui semble, d’ailleurs, s’établir d’une façon plus ou moins définitive du fait qu’aucune force de la région ne peut actuellement le remettre en cause.
I1 nous semble que son alliance avec l’Etat hébreu pourrait pennettre à la Turquie de retrouver, dans une autre mesure, le même type d’influence qu’a exercé l’Empire Ottoman sur la région durant quatre siècles. Il est d’aillèurs fort probable qu’une telle perspective ait nourri la volonté d’Ankara de faire perdurer son alliance avec Tel-Aviv.
Son alliance avec Ankara permet à l’Etat hébreu de briser cette ceinture d’hostilité qui l’entoure depuis sa création. D’ailleurs la tiédeur de ses relations avec des pays comme l’Egypte, la Jordanie, ou certains Etats du Golfe a démontré les limites d’une normalisation alors que le problème palestinien tarde a être résolu. On comprend alors la volonté israélienne de se trouver des Etats-partenaires avec lesquels il pourrait entretenir des relations diplomatique. La Turquie a tous les attraits et la volonté d’avoir une telle politique. Toutefois malgré son élite militaire européanisée, la société turque reste profondément pieuse et sensible à la résolution du conflit israélo-palestinien. L’agitation de l’extrême gauche turque, ou les succès électoraux passés du parti du Refah, démontrent que cette politique d’alliance avec Israël n’est pas acceptée par tous les pans de la société turque. Le précédent de la chute du chah d’Iran reste dans toutes les mémoires. En 1979, l’Europe occidentale a perdu un allié précieux, qui avec l’avènement de l’Imam Khomeiny, c’est transformé en un adversaire acharné de la mainmise américaine sur le Moyen-Orient. Un tel renversement reste envisageable en Turquie, cela explique peut être l’empressement des autorités d’Ankara à intégrer les structures européennes. Israël tient compte de ce retournement, qui menace principalement cette alliance. Certains pays arabes espèrent toujours un tel dénouement qui provoquerait la fin de l’alliance militaire Israélo-Turque.
[1] in DIECKHOFF, «Israël et la Turquie contraste et perspectives» dans MOORE, Paris, l’Harmattan, 1993, p. 141.
[2] In MANSOUR.C., «Israël et les Etats Unis ou les fondements d’une doctrine stratégique», Paris, Armand Colin, l995, p.51.
[3] in VERRIERM. «Crise de pouvoir en Turquie. Alliance avec Israël» .Le Monde diplomatique,Juin 1996,p.18.
[4] in GRESH A. «Turkish-Israeli-Syrian relation and their impact on the Middle East», Middle East Journal vol.52,Spring 1998, p.192.
[5] in GRESH A. «Souffles guerriers sur le Proche Orient», le Monde diplomatique, décembre 1997, p.18.
[6] in EVRIVIADES ML, «The Turkish-Israeli Axis: Alliance and Alignements in the Middle East». Orient 39,1998, p.572.
[7] in YAVUZH., «Turkish-Israeli Relations through the Lens of the Turkish Identity Debate», Journal of Pale stine Studies, XXXVII n.l, Autumn 1997, pp.28-29.
[8] in ROULEAU E., «Turkey Dream of Democracy», Foreign Affairs, November/December 2000, p.l09.
[9] in KUNILHOM .op.cit.,p.441.
[10] in OLSON R., «Israel and Turkey Consolidating Relations» Middle East International, n.547, 1996, p.16.
[11] in CLARKE D.L. «The Arrow Missile: The United States,Israel and Strategic Cooperation», Middle East Journal, vol48 n.3, summer 1994.
[12] in CHALIAND G. et JAN M. «Atlas du Nucléaire», Pans, Payot, 1993, p.137.37.
[13] in KLEIMAN Aron, «Israel Global reach :Arms sales as Diplomacy», New York, Permagon Brassey’s inc, 1985, p.28.
[14] in EVRIVIADES, op.cit., p.570.
[15] in GRUEN G. «Dynamic Progress in Turkish Israel Relations», Israel Affairs, vol l,n 4, Sumner l995, p.43.
[16] in NACHMANI A. «The Remarkable Turkish-Israeli Tie», Middle East Quarterly, 5 :2, June 1998, p.19-20.
[17] in THOBIE, PEREZ, KANCALS, «Enjeux et rapports de force en Turquie et en Méditéranné orientale», Istambul, Pans.Montréal, Institut d’études anatoliennes, G.Dumézd, L’Harmattan, I.F.E.A., 1993, p.79.
[18] In S IRONEAU J. «L’ eau nouvel enjeu stratégique mondial», Paris, Economica, 1996, p.58.
[19] in CHESNOT C.«La bataille de l’eau au Proche Orient», Paris, L’Harmattan, 1993, p.209.
[20] in CHESNOT op.cit, p.210.