Les Nouvelles Structures De La Mentalite Americaine Apres Le 11 septembre 2001

Les Nouvelles Structures De La Mentalite Americaine Apres Le 11 septembre 2001
Préparé par: Dr. Frédéric MAATOUK
Professeur à l'université Libanaise- Institut des Sciences Sociales. Sociologue de la connaissance.

Il est peut-être encore tôt pour parler de manière définitive des fondements de la nouvelle structure de la mentalité américaine, telle qu'elle a surgi au lendemain des événements du 11 Septembre 2001; par contre il n'est nullement tard pour saisir les contours de cette nouvelle mentalité, vu que ses tendances sont désormais clairement discernables dans la vie pratique des citoyens des Etats-Unis. La crispation collective qui a suivi l'effondrement des Twin Towers de l'Organisation Mondiale du Commerce, de même que la mobilisation totale de la population américaine - toutes classes comprises - ne trompe pas: une nouvelle vision du monde émerge au pays de l'Oncle Sam.

Cette nouvelle vision du monde repose sur un certain nombre de piliers que nous allons analyser successivement. A notre avis une nouvelle mentalité est en train de voir le jour aux Etats-Unis, et cette mentalité laissera sans doute sa trace sur l'ensemble de la vie politique, économique et militaire de la première moitié du 21e siècle. Notons tout de suite que l'hypothèse dont nous partons ne concorde pas avec les théories classiques de la mentalité. Car pour karl Mannheim, à titre d'exemple, l'émergence d'une nouvelle mentalité est tributaire de l'émergence d'une nouvelle génération. Car toute nouvelle mentalité a besoin de s'appuyer, selon lui, sur une population nouvelle, susceptible de lui apporter une armée de défenseurs inconditionnels[1].      

Or, dans le cas américain, nous ne sommes pas en présence d'une nouvelle population, pour pouvoir nous attendre à la cristallisation objective d'une nouvelle mentalité, comme le suppose le schéma mannheimien. A cette aspérité théorique nous répondrons que le choc des événements du 11 septembre aux Etats-Unis a provoqué la naissance psychologique d'une nouvelle génération d'Américains, dans la tête de tous les citoyens du pays. Car même si cette population virtuelle a tous les airs d'un public, elle n'en constitue pas moins une nouvelle génération au niveau psychologique.

Ce ne sont plus les mêmes Américains qu'hier. Il s'agit plutôt d'une nouvelle génération de citoyens qui ont désormais une nouvelle perception d'eux-mêmes et du monde extérieur et qui ne cessent de répéter, de New York jusqu'à San Francisco, que plus rien ne sera désormais comme avant.

Ce slogan n'en est pas un. C'est la profession de foi d'une génération qui a de nouveaux yeux, de nouvelles oreilles et un nouvel état d'esprit. Psychologiquement donc, il s'agit d'une nouvelle génération, même si elle continue d'emprunter le corps et la voix de l'ancienne. Une mutation cognitive en profondeur s'est opérée, et de la génération d'avant le 11 septembre a surgi, en moins de quarante-huit heures (comme ces plantes du désert qui surgissent et fleurissent de deux jours, après une averse bien fournie) une nouvelle génération, structurellement différente de la précédente, bien que portant son appareil physiologique.

 

1-La restructuration de l'image de soi:

Le prisme à travers lequel les Américains se voient désormais, se limite à leurs préoccupations internes. Dans l'écrasante majorité des talk-shows du célèbre Larry King, qui ont suivi la chute des Twins, une même idée se répète: celle du  rejet de Soi par les autres. Ainsi on entendait fuser de partout des commentaires affirmant le rejet par l'Autre. "On ne nous aime pas". "Ils sont jaloux de notre liberté". "Ils ne veulent pas que nous vivions libres".

Cette manière endogène de voir les choses concorde bien entendu avec le traditionnel égocentrisme américain. Elle en diffère toutefois désormais par le fait qu'elle ne traduit plus une simple sensation de fierté démesurée, mais plutôt un mécanisme profond de défense, lié à une peur profonde.

Et c'est de cette peur profonde, que part le rejet de l'Autre et la retsructuration de Soi. Désormais le citoyen américain se sent enfermé dans ce qu'il considère le distinguer: la liberté, le mode de vie américain en tant que mode de vie avancé et unique au monde, le niveau de vie correspondant à ce mode de vie, etc.

L'Américain ne se sent plus supérieur aux autres citoyens du monde, il se sent désormais différent d'eux et menacé par eux à cause de sa différence même. Et, s'il est vrai que les Arabes et les musulmans sont les principaux impliqués dans cette nouvelle conception de la différence; il n'en demeure pas moins que tous les autres citoyens du monde, y compris les Européens, sont impliqués dans cette vision.

L'Américain ramène aujourd'hui sa vision de lui-même, non plus à une dimension occidentale, comme cela a été le cas jusqu'ici (et comme les Européens continuent de le vivre vis à vis des Etats-Unis avec lesquels ils se sont immédiatement solidarisés) mais à une vision de Soi américaine. Et cette différence de base traduit la restructuration profonde entamée par la mentalité américaine de l'après-déluge.

Car la catastrophe du 11 septembre ressemble en tous points à un déluge mental par rapport aux Américains. Un déluge qui a fait le vide autour d'un Américain qui en vit dorénavant le syndrome. Sur l'Arche de Noé Américain sont montés tous les stéréotypes de la personnalité de base de ce conquérant du Nouveau Monde qui ne cherche plus à partager son patrimoine culturel avec le reste du monde.

Ce qu'il importe de noter ici est le fait que le nouveau Soi américain se confond avec le Nous au pays de l'Oncle Sam. Si l'Américain ne se sent plus aussi occidental qu'auparavant c'est bien parce qu'il se sent plus américain plus jamais. Et américain ne se conjugue plus au singulier, comme cela était le cas avant le 11 septembre, mais au pluriel. Cette double opération mentale et  sociale, dans deux sens opposés, trace le profil de cette nouvelle mentalité qui fait moins de place, dans son soi, à l'Occidental, et beaucoup plus de place au Nous américain. La solidarité inter occidentale, poussant tout le monde presque à affirmer, surtout au niveau des classes moyennes, qu'il préfère désormais faire du tourisme à l'intérieur des Etats-Unis, ou encore à Hawaï pour la raison suivante, avancée par un pompier new-yorkais qui affirmait, au terme de dix jours de vacances passés dans cette île de l'Atlantique.

 

"J'ai choisi Hawaï parce que c'est aux Etats-Unis. Je suis très patriote: pour rien au monde je n'irais passer mes vacances dans un autre pays"[2].

Le monde s'est rétréci pour ce pompier qui est considéré par l'ensemble des Américains aujourd'hui, au même titre que tous ses autres collègues, comme le nouveau héros du pays. N'avait-on pas spontanément accroché sur les casernes des pompiers de la ville de New York, comme une consécration populaire générale, trois mois après la catastrophe, des banderoles portant l'inscription suivante: "Pompiers de New York, vous êtes nos héros!".

Le pompier est un héros pacifique, menant un combat défensif, concordant exactement avec le retournement de mentalité des Américains. Ajoutons aussi que ce héros - qui  n'est pas un soldat - a une tache domestique. Il combat les incendies et catastrophes ayant lieu à l'intérieur de la ville, à laquelle s'identifie le pays entier. Ce qui indique clairement une intériorisation de la connaissance populaire américain, du Soi ainsi que des idéaux de ce Soi qui, avant les événements du 11 septembre tournaient encore autour du GI, le soldat de la Marine américaine.

Le soldat de la marine américaine (qui se battait en fait pour sauve-garder les intérêts stratégiques des Etats-Unis à travers le globe) était alors perçu comme le combattant des idéaux suprêmes du pays le plus riche et le plus puissant du monde. Or, actuellement, les choses ont changé et le nouvel idéal-type a pour orbite le pompier. La mentalité américaine, abandonnant ses ambitions cognitives extra-territoriales, se tourne maintenant vers le très casanier pompier qui ne s'occupe que de soucis domestiques.

Le pompier, nouveau héros de la nation, incarne parfaitement le mariage cognitif entre le Soi et le Nous. On y retrouve, côte à côte, le dynamisme personnel, protégé par le rassurant pompier qui tient le rôle de la communauté entière. Et l'Américain se sent à l'aise à l'intérieur de cette nouvelle équation dont l'effet est à la fois endogène, collectif et apaisant. L'important désormais est de continuer à vivre comme on le veut, à l'intérieur des Etats-Unis, entouré d'une communauté partageant les mêmes idéaux et les mêmes valeurs.

L'Américain a ramené son Nous aux dimensions locales de sa collectivité et de sa propre nation. Il ne cherchera plus à se faire du souci pour exporter son modèle de vie et de perception ailleurs. Il n'exportera que les marchandises de ce mode de vie, sans plus croire à l'effet de conviction de ces produits économiques qui sont également des produits culturels, désormais malgré eux. L'Américain ne croit plus qu'en lui-même. Le monde a sombré dans sa conscience, emportant avec lui l'Occident. L'Américain ne veut plus avoir affaire aux autres. Il se suffit désormais de lui-même et de ceux qui partagent sur son propre sol, ses valeurs et convictions. Et les pompiers, en tant que héros, représentent cette silencieuse restructuration cognitive qui a vu le jour au lendemain du 11 septembre et qui a fonctionnellement répondu au besoin de définition vécu par l'Amérique.

 

2-La radicalisation de l'image de l'Autre:

Dans le même temps où l'Américain restructurait son rapport avec lui-même et avec sa communauté de base, il radicalisait son rapport avec l'Autre. Ce dernier était globalement rejeté hors du champ socio-culturel de l'Américain qui, jusque là, se targuait d'être l'individu le plus tolérant du monde. Et ce rejet a englobé l'Autre dans sa totalité, sans épargner l'occidental, qui était jusque là l'alter ego de l'Américain. Désormais plus rien ne pèsera dans la conscience collective américaine où seuls cohabiteront, serrés l'un contre l'autre, le Soi et le Nous américains.

Mais si l'Autre occidental n'est plus considéré que comme un lointain voisin pacifique, l'Autre oriental, et plus spécifiquement arabe et musulman, n'existe plus que comme ennemi. Là aussi une rupture s'est faite avec la mentalité traditionnellement conservatrice américaine, qu'avait si bien visualisée Samuel Huntington dans son ouvrage sur le choc des civilisations, paru en 1997, mais basé sur une problématique déjà développée dans un article paru dans la revue américaine Foreign Affairs[3]. Pour lui, les grandes cultures (occidentale et orientale) étaient en train de reformuler les principales frontières entre les civilisations, ainsi que les lignes de fracture conflictuelle entre les hommes de l'après-guerre froide.

Après le 11 septembre, ce directeur de l'Institut d'Etudes Stratégiques de l'Université de Harvard, évite de revenir sur ses encombrantes thèses et ne met plus l'accent que sur "la nécessité de dialogue". Il a spontanément compris que ses compatriotes avaient rompu avec le dialogue et qu'ils n'étaient plus prêts à tisser des échanges avec l'Autre. Un long monologue s'est instauré aux Etats-Unis, où l'Autre n'a plus sa raison d'être. Ainsi, à la rupture de ponts entre l'Occident et l'Orient, proposée par Huntington, s'est substituée la rupture de ponts entre l'Amérique et le reste du monde. Et ce scénario imprévu par le professeur de Harvard, le gêne énormément pour deux raisons: la première est que la dynamique socio-culturelle d'un peuple ou d'une nation demeurera toujours tributaire des traumatismes politico-militaires qui  peuvent surgir, un jour ou l'autre, et déstabiliser le statu quo mental qui régnait jusque là (la défaite ottomane en 1917, militaire au départ, se répercuta immédiatement psychologiquement et socialement); la deuxième est que l'implosion cognitive provoquée par l'explosion des deux tours va désormais couper les Américains de tout dialogue véritable avec l'Autre.

Ce nouvel état d'esprit fera sans doute du mal a plus d'un intellectuel américain, mais il est inéluctable vu l'engrenage de défense profonde déclenchée par la catastrophe du 11 septembre.

Désormais, l'Autre occidental est écarté du champ de perception stratégique, et l'Amérique ne verra plus dans l'Européen qu'un être en position de neutralité positive. Il ne peut pas compter sur lui, vu qu'il ne compte plus que sur lui-même. Cela n'empêchera pas la diplomatie américaine, transformée en prolongement volontaire du Ministère de la Défense américain et de la CIA, d'exiger (et non plus de solliciter ou de demander) de tel ou tel pays européens, tel ou tel comportement, telles ou telles informations, telle ou telle initiative.

C'est ainsi que le président Chirac, que le chancelier Schroeder et que le premier ministre Blair se verront confier des missions de simples vassaux, sans qu'ils aient à discuter l'opportunité de la tournée qu'il leur a été individuellement demandé de faire dans leur propre zone d'influence, mais non dans leur propre intérêt. Tout en notant qu'un tel comportement aurait été froidement reçu un mois auparavant.

Mais là où la relation avec l'Autre s'est structurellement figée et radicalisée, c'est avec le musulman et l'Arabe. Un anthropologue marocain, professeur à Princeton, décrit ce qu'il en est à ce niveau-là aux Etats-Unis aujourd'hui, au cours d'une entrevue avec le journal Le Monde.

 

"Les Arabes américains ressentent une certaine suspicion générale, même si les gouvernements ne cessent de répéter que ce n'est pas une guerre contre l'Islam. Ils se sentent aussi en position de faiblesse. Ils sont très peu dans les circuits décisionnaires et au Congrès. J'ai été frappé par un reportage télévisé; après le 11 septembre, à Dearborn, une ville du Michigan où existe une très ancienne immigration syro-libano-palestinienne. Certains sont là de la troisième ou de la quatrième génération; or beaucoup déclaraient: "Je ne sais pas si je suis américain ou non. Je ne sais pas si je suis accepté". Quelle influence peut avoir une communauté où, après trois générations, on en est encore au stade de l'acceptation ?"[4].                 

La leçon est toute claire: le rejet des Américains vis-à-vis des Arabes est tellement fort que la négation de l'américanité des citoyens de souche arabe est directement sentie par ces derniers qui en sont désorientés.

Le résultat du rejet américain des Arabes n'est pas difficile à imaginer: les Américains diabolisent les Arabes qui, à leur tour, les démonisent, comme le note également Hammoudi.

Mais les Américains n'ont nul remords sur ce plan-là. Ils ne se soucient nullement de ce que pensent les Arabes d'eux; ni même de ce que penserait qui que ce soit d'eux. Renfermés dans leur coquille cognitive, ils ne reconnaissent au monde extérieur aucun droit de regard sur les affaires de la société américaine.

Dans cette optique, le sentiment de suprématie et le rejet de l'Autre se mêlent. L'Américain rejette tout ce qui ne fait pas partie intégrante de sa propre personne. Il le fait violemment quand il s'agit d'Arabes ou de musulmans; mais il le fait également, d'une manière détournée, quand il s'agit d'Autres en général.

L'Américain a désormais dessiné un cercle de feu autour de lui; et hors de ce cercle tout Autre est soit un ennemi soit un ami, mais jamais plus un partenaire crédible. La ligne rouge qui sépare désormais les citoyens des Etats-Unis des habitants du monde entier appartient à ce qu'on pourrait appeller une insularité cognitive; un peu à la manière des Japonais ou des Britanniques qui, retranchés dans leurs îles, cherchent peu à mêler aux US et coutumes des autres peuples. A cette différence près que les Americains, géographiquement intégrés dans un continent, cherchent maintenant à bâtir leur Amérique insulaire dans leurs têtes.

L'image de l'Autre, au niveau social et comme l'a si bien démontré Georges Gurvitch[5], est avant tout une conception. Et le propre de cette conception est qu'elle nous permet positivement de retructurer  notre propre image sociale. Or, dans le cas américain, il n'est plus question de communiquer avec l'image de l'Autre, vu que ce dernier a été résolûment rejeté hors de champ de la connaissance du Soi.

Cette cassure profonde causée par la catastrophe du 11 septembre revêt un caractère traumatique. Et c'est pourquoi elle agit de manière sournoise et profonde. Si bien que le citoyen américain se sent maintenant sous l'emprise d'un rejet global de l'Autre qui lempêche, d'une autre part, de bâtir une communication dans les deux sens avec ce dernier. Car, au fond de lui-même, l'Américain souhaite aujourd'hui qu'il n'existe plus sur terre que des Américains.

Cette incompréhension culturelle de l'Autre, bien que volontaire, n'est pas tout à fait consciente. Elle n'exitait pas avant la catastrophe et n'aurait jamais existé sous cette forme avant son avènement.

La sociabilité de l'image de l'Autre n'a plus cours et les Etats-Unis considèrent qu'ils peuvent se passer désormais du reste du monde. Les liens économiques, communicationnels et même politiques et culturels sont maintenant vidés de leur substance sociale. L'image de l'Autre y est figée et incapable de jouer le rôle positif qui lui incombe naturellement.

 

3-La mobilisation socio-politique:

Le coup porté par le complot d'Ibn Laden et de son organisation terroriste aux Etats-Unis visait à casser le pays et à le déstabliser de manière chronique. Le second volet du complot aurait été de tirer profit de cette déstabilisation pour instaurer un climat favorable aux islamistes, à travers le monde entier et non seulement au niveau des Etats-Unis.  

Dans ce domaine, les comploteurs avaient été trompés par deux faits. Le premier était que les Américains avaient jusque-là considéré l'islamisme dans leur pays comme une affirmation culturelle, d'une maniére très ouverte et très libèrale. La "culture" islamiste était considérée alors du même oeil que la "culture" mexicaine ou polonaise ou jamaïcaine, ou n'importe quelle autre culture manifestant de la vie aux Etats-Unis, la politique de ce pays ayant toujours été d'intégrer socio-culturellement la culture importée.

Or, avec l'islamisme il n'était nullement question de culture. L'islamisme djihadiste était bel et bien une affirmation identaire.

Et, par conséquent, l'islamisme djihadiste n'était nullement solvable ou apte à l'intégration; il avait plutôt comme ambition d'intégrer les Américains dans sa propre identité. Ce qui voulait tout simplement dire que les citoyens américains gagnés à la cause de l'islamisme djihadiste, devaient quitter l'identité américaine et la remplacer par l'identité islamiste, dans une logique très nette d'affirmation identaire.

Les islamistes djihadistes qui tissaient leur propre toile d'araignée dans le secret des réunions tenues dans les mosquées des quartiers, avaient également été trompés par leur succès sur le terrain. L'ouverture officielle du pouvoir à leur "culture", durant une très longue période, leur avait permis de gagner beaucoup de terrain; et cela avait fait tourner la tête aux islamistes qui avaient rapidement surévalué leur propre force idéologique et mésestimé du même coup la force de l'idéologie américaine. Cette dernière, diffuse et pacifique, avait le ventre mou, se disaient les islamistes; et elle serait pour cela très facilement vaincue.

En effet, en 2001, il y avait déjà sept millions de musulmans aux Etats-Unis, et l'islam était alors la religion qui progressait le plus vite, puisque le nombre de mosquées y avait augmenté de 25% en l'espace de sept ans seulement.

La politique de portes culturelles ouvertes adoptée par l'Amérique depuis plusieurs siècles déjà avait faussement flatté l'orgeuil des islamistes qui se sentaient agir en toute liberté dans un pays sans identité autre qu'économique. Pour leur part, les Américains avaient eux aussi été trompés par l'ilamisme dont ils n'avaient pas compris le caractère identitaire ni la propension à la subversion politique.

De ce quiproquo assez étrange est donc née une situation trompant les deux parties à la fois. Les islamistes djihadistes se croyaient tout simplement chez eux, et libres d'agir selon leur propre logique subversive, alors que les Américains ne se souciaient nullement, pour leur part, de ce petit monstre qu'ils nourrissaient dans leur sein.

 

Or, ce qui allait avoir lieu par la suite allait surprendre les deux parties, simultanément. Les Amériacains allaient découvrir qu'ils avaient mal compris, et aux dépens de leur sécurité nationale, les islamistes djihadistes, dont la rancune idéologique dépassait celles des rouges communistes, leurs anciens ennemis. Les Américains allaient comprendre d'un seul coup ce qu'ils avaient longtemps refusé de comprendre, poussés par leur tolérance culturelle traditionnelle.

Et comme ce que les Américains avaient découvert relevait à leurs yeux du sacrilège, vu le caractère sacré des tours de l'Organisation Mondiale du Commerce, leur réaction avait été ultime: de l'attitude de tolérance qu'ils avaient jusque là adoptée vis à vis des islamistes, ils passèrent sans crier gare à un attitude de rejet total et populaire, de l'islam, de l'islamisme et de tous les Arabes en général. L'extrêmisme allait désormais remplacer chez eux la tolérance et le laisser-faire.

Les islamistes djihadistes allaient, de leur côté, comprendre ce qu'ils avaient orgueilleusement ignoré jusque là, à savoir qu'il existait bel et bien un peuple américain, et que ce peuple était bâti sous la forme d'une société citoyenne. Le laisser-faire et le laisser-aller américains avaient longtemps été compris par les islamistes djihadistes comme étant un manque de solidarité, voir même une dépravation sociale et morale basée sur un individualisme total ou extrême.

Or, ce qu'allaient découvrir les adeptes d'Ibn Laden allait tout à fait à l'encontre de leur diagnostic: la société américaine n'était pas impie, mais croyante. Les Américains croyaient aussi fermement qu'eux en Dieu, que nous retrouvons d'ailleurs sur le billet vert. Il est bon de savoir sur ce plan qu'un sondage effectué l'an dernier à travers le monde occidental avait permis d'observer que seulement 3 % d'Américains ne croyaient pas en Dieu, contre 18 % de Français.

Mais la foi chez les habitants des Etats-Unis est intimement reliée à la pratique de la démocratie. Il s'agit de la foi citoyenne d'une société organique au vrai sens du terme. Les islamistes djihadistes croyaient avoir affaire à une société décousue, or voilà qu'ils découvraient que la société américaine possédait des mécanismes de solidarité à toute épreuve.Au lieu de se désolidariser de leurs dirigeants, voilà les Américains qui s'alignaient fermement derrière le discours de leur président, ce président dont la cote de popularité est la plus élevée depuis Theodore Roosevelt.

Georges W. Bush allait d'ailleurs donner à cette popularité une dimension extrême, en déclarant, dans un discours historique devant le Congrès américain, une semaine après les attentats du 11 septembre: "Le sort de la liberté, la grande réussite de notre temps et le grand espoir de tous les temps, est maintenant entre nos mains".

On aurait dit un prophète en train de parler. Et la longue ovation qui avait suivi ces paroles traduit bien le tempérament social américain d'après la  catastrophe: un sentiment de fierté aux dimensions du monde entier, un sentiment de justice aux dimensions de l'univers, et une foi inébranlable dans l'avenir.

 

4-Le retour de la vigilance civile:

La vigilance civile est le propre des sociétés organiques, où l'esprit de corps est développé au point d'impliquer chaque citoyen dans la responsabilité publique. Chacun s'y sent concerné par la chose publique. D'ailleurs la république a vu le jour, au lendemain de la Révolution Française de 1789, sur cette base, vu que le terme république a été bâti de deux termes latins, res publica, qui signifient la chose publique.

Cette mentalité citoyenne, et républicaine à la base, vit en état de latence au sein des sociétés occidentales modernes. Et même si ces dernières font preuve de beaucoup de laxisme et de laisser-faire, cela ne veut nullement dire que l'esprit de corps les a quittés. La conscience citoyenne est un acquis cognitif qui ne se sépare plus de la personne qui l'a adoptée.

Et c'est précisément cette conscience citoyenne qui a, du jour au lendemain, mobilisé l'ensemble des citoyens des Etats-Unis. Du jour au lendemain, une vigilance civile s'est instaurée, faisant que chaque citoyen une sorte de policier-citoyen volontaire et de garde civil veillant au bon déroulement de la sécurité publique. Il est utile de signaler que la vigilance civile a toujours accompagné les situations révolutionnaires. Ainsi, au cours de la Commune de Paris, en 1871, les habitants de chaque quartier avaient spontanément organisé leur vigilance civile, afin d'éviter toute intrusion extérieure susceptible de menacer les acquis de la situation révolutionnaire.

Aux Etats-Unis, une situation semblable a vu le jour au lendemain des attentats du 11 septembre. Mais plutôt que d'une vigilance révolutionnaire,il s'est agi d'une vigilance démocratique. Tout citoyen se sentait menacé dans ses acquis démocratiques les plus précieux. Il fallait donc défendre ces acquis démocratiques de liberté, de justice sociale et de mode de vie moderne, contre les attaques de la barbarie.

Car le terrorisme a été présenté aux Américains comme le prolongement, dans l'époque moderne, da la barbarie des temps anciens. Il faut dire que les islamistes djihadistes d'Ibn Laden ont facilité la tache de visualisation de la barbarie avec leur attirail vestimentaire inspiré de temps anciens, leurs barbes et leur discours religieux fermé.

C'est pourquoi les citoyens américains n'avaient qu'une seule alternative devant eux, à savoir réagir et contre-attaquer civilisationnellement. Tout le monde se sentait impliqué par ce qui semblait être une menace profonde des acquis de la civilisation américaine.

Les islamistes djihadistes, leurrés par le laxisme moral des Américains, s'attendaient à voir le pays entier, voire l'Occident dans sa totalité, sombrer dans le chaos. Mais cela était sans prendre en compte la capacité de mobilisation des sociétés organiques modernes, basées sur une solidarité horizontale, impliquant chaque membre de la communauté au même titre que n'importe quel autre; si bien que la responsabilité commune, en cas de déstabilisation, est assumée par l'ensemble de la communauté et non pas par ses seuls responsables politiques. Tous les citoyens se sentent alors responsabilisés et tenus de défendre la chose publique, qui leur appartient à tous et n'appartient pas aux seuls ministres ou députés et sénateurs.

Or, les attentats du 11 septembre n'ont nullement pu constituer un complot pour cette raison exactement. Ils n'ont pas pu menacer l'ensemble de la structure sociale américaine pour la simple raison qu'ils n'en avaient pas compris la nature.

Les attentats ont secoué la sécurité du pays, sans pouvoir pour autant aller plus loin et constituer un ébranlement en profondeur de la structure sociale américaine. Les islamistes djihadistes, sans le savoir, étaient partis dans leur projet de déstabilisation d'une fausse hypothèse: ils s'attendaient à voir la société américaine crouler, parce que frappée à la tête, par le haut. Pour eux, et dans la conception traditionnelle et tribale de la politique, il suffit de décapiter la communauté pour aboutir à sa neutralisation ou à sa paralysie.

Or, la société américaine n'a rien d'une société tribale, afin de pouvoir espérer que la décapitation de cette dernière puisse donner le résultat de destruction escompté. Un tel schéma aurait été logique dans une société tribale, bâtie verticalement, où la disparition de la tête aboutit automatiquement à la paralysie des membres, comme il s'est agi à titre d'exemple pour tous les Talibans afghans après la débandade du Mollah Omar.

Une évaluation erronée a fait croire aux islamistes djihadistes que la société américaine dans sa totalité allait sombrer dans le chaos après les coups du 11 septembre. Or, ces coups n'ont constitué que des attentats à la sécurité publique, très douloureux certes, mais nullement menaçants pour la structure d'ensemble sur laquelle était et est toujours bâtie la société américaine. La répartition horizontale des responsabilités et de la conscience civile, n'y avait rien à voir avec la vision de assabiyya[6] sur laquelle l'islamisme djihadiste d'Ibn Laden avait bâti son scénario subversif.

 

Bien au contraire, les Américains ont vu dans ces attentats une occasion en or pour réaffirmer leur civisme et leur attachement aux valeurs de la civilisation américaine, liberté en tête. Et la vigilance citoyenne dont ils font désormais preuve, sur terre comme dans les airs, démontre au monde entier la force de leur esprit de corps, au niveau social et politique, même si cette vigilance accuse parfois un certain nombre de cas de débordement, dûs au zèle civique des uns et des autres[7].

L'incompréhension structurelle de la mentalité américaine contemporaine n'a pas permis aux islamistes djihadistes d'aboutir au changement profond qu'ils escomptaient. Ils se sont contentés de projeter sur la société américaine un regard superficiel, si bien que leurs attentats sécuritaires n'ont pas pu causer autre chose qu'une blessure épidermique, les Américains retrouvant rapidement leur solidarité citoyenne et démocratique qui paraissait jusque là inexistante, mais qui n'avait jamais quitté leur conscience collective.

C'est pourquoi nous pouvons dire que la myopie idéologique des islamistes djihadistes a causé leur perte. Jetant sur la société américaine le même regard qu'ils auraient jeté sur la société somalienne, ils se sont avérés incapables de comprendre la nature véritable de la conscience collective de cette société, et par conséquent de la toucher en profondeur. Secouer l'état de sécurité d'une société convaincue de ses idéaux a toujours abouti à la confirmation de ces idéaux et non à leur ébranlement. Il suffit pour cela de se souvenir de ce qui s'est passé dans notre propre pays, au cours de ce qu'on a nommé la guerre libanaise. Plus la situation sécuritaire du pays était secouée, et plus les gens faisaient appel à l'Etat et à "la légalité", comme pour faire comprendre aux milices partisanes en guerre qu'elles n'étaient pas légales, et que par conséquent elles ne véhiculaient pas d'idéaux crédibles. Seuls les valeurs de l'Etat libanais étaient librement et volontairement acceptées.

C'est pourquoi, de loin beaucoup plus organique que la société libanaise, la société démocratique américaine a immédiatement fait la part des choses: il ne s'agissait que d'attentats barbares, venus d'une autre époque, qui visaient à détruire des valeurs suprêmes.

Dans le cadre de cette équation cognitive, le projet des islamistes djihadistes était inéluctablement perdant, car il n'avait aucune chance d'ébranler des convictions. La conviction par la force est une conviction futile, épidermique et inconcevable dans les sociétés contemporaines. D'ailleurs si les islamistes djihadistes avaient bien lu leurs textes sacrés, ils auraient pu y lire que les valeurs religieuses ne peuvent se transmettre que par la conviction[8]

Pour cela, dans la bouche d'une multitude de citoyens américains, commentant ce qui s'était passé le 11 septembre, un stréotype s'est longuement répété: les auteurs des attentats n'étaient autres que des "loosers" qui en voulaient à la civilisation américaine, et qui enviaient aux Américains leur liberté et leur richesse.

Le seul résultat obtenu par les disciples d'Ibn Laden a pour cela été de confirmer les Américains dans leurs convictions et de les pousser à une vigilance extrême, tout en signalant que cette vigilance aura désormais une dimension stratégique. On veillera dorénavant à la sécurité nationale à l'intérieur du pays, mais aussi à travers le monde entier. Les "terroristes islamistes" auront dorénavant la vie dure, constamment poursuivis par une vigilance américano-internationale.

 

5-Le blason de l'intervention militaire redoré:

Les Etats-Unis vivaient depuis les années soixante-dix ce qu'on a, à juste titre, appelé le syndrome vietnamien. La défaite militaire de l'armée américaine devait avoir des retombées négatives sur la vie politique américaine dont les valeurs principales avaient perdu l'essentiel de leur crédibilité.

La guerre du Vietnam était, aux yeux de l'opinion publique américaine, une "sale guerre", une guerre inhumaine de laquelle on n'avait récolté que des malheurs. C'est pourquoi il fallait absolument en effacer le souvenir néfaste. La fin de la guerre froide, en 1989, devait en apaiser la douleur, puisque l'Amérique avait en définitive gagné.

C'est pourquoi, la confiance en soi regagnée, les Etats-Unis se sont prudement engagés dans les guerres des Balkans, en Bosnie puis au Kosovo, à partir des années quatre-vingt-dix. Mais dans aucun des deux cas, l'Amérique n'a pu reconquérir son image de prestige, à savoir celle d'un défenseur des libertés. Car, si les Bosniaques et les Kosovars applaudissaient les frappes militaires aériennes américaines, les Serbes et une bonne partie de l'opinion publique européenne leur donnaient tort. Et les Américains gardaient ainsi un visage mi-bon mi-mauvais, sans pouvoir tourner les choses à leur avantage et se redonner une image de marque démocratique saluée par tous.

Ce n'est qu'avec les attentats du 11 septembre que s'est présentée cette occasion tant attendue de redorer le blason des Etats-Unis et de leur redonner du prestige. L'administration du président Bush, a vite compris cet aspect inopiné de la catastrophe et en a immédiatement tiré profit, une fois le choc passé.

Très rapidement, une contre-attaque militaire a été organisée, sous les applaudissements du monde entier, et l'intervention américaine en Afghanistan a pu se faire sans même soulever une réprobation politique arabe ou islamique crédible.

Les islamistes djhidistes, avec beaucoup d'ignorance, avaient offert aux Etats-Unis l'occasion inespérée de reprendre le coeur de l'Asie Centrale, en tant que région stratégique, à un prix relativement modeste. L'armée américaine n'avait plus besoin de se baser sur un discours idéologique de libéralisme militant (comme ce fut le cas avec le président Reagan au Nicaragua, où les Etats-Unis soutenaient semi-ouvertement les anti-sandistes, décrits comme "combattants de la liberté"); elle pouvait se contenter de faire référence aux événements du 11 septembre pour obtenir la justification immédiate de son intervention militaire, quelque soit sa forme ou son envergure.

Les Etats-Unis peuvent maintenant s'appuyer sur le concept médiéval de "la guerre juste", arbitrée à l'époque par le  Saint-Siège et aujourd'hui par les Nations Unies. Pour qu'une guerre soit juste il fallait au Moyen-Age, comme l'a décrit Raymond de Penafort, qu'elle remplisse les conditions suivantes:

1. Que ce soient des civils qui la mènent et non des hommes de religion.

2. Que sont objet de redresser une injustice.

3. Qu'on n'y ait recours aux armes, licitement, qu'une fois épuisés tous les moyens pacifiques.

4. Que son intention soit le désir de justice.

5. Que ce soit une autorité souveraine qui la déclare et non une personne privée[9]

 

Or, toutes ces conditions sont remplies par la guerre de l'armée américaine en Afghanistan.

Il s'agit d'une guerre menée contre des fanatiques religieux par des individus appartenant à une nation démocratique.

Il s'agit également de réparer une injustice majeure et, par conséquent, d' uvrer pour la justice.

On y recours aux armes parce que les terroristes d'Ibn Laden ne peuvent être neutralisés que par des moyens militaires.

L'armée américaine y mène un véritable combat pour la justice, aux Etats-Unis et à travers le monde.

L'ONU approuve totalement l'initiative militaire américaine et en prend la relève diplomatique immédiatement après la chute de Kaboul, en réunissant un gouvernement afghan provisoire à Bonn, puis en lui accordant de généreuses aides financières a Tokyo.

Donc les Etats-Unis ont désormais la conscience militaire et politique tranquille. Ils mènent une guerre juste, paradoxalement, contre une organisation à l'allure moyen-âgeuse. Ils ont le rôle des chevaliers blancs de la paix, et ont en face d'eux de répugnants et fanatiques barbares  uvrant malignement dans le noir.

C'est pourquoi l'Amérique peut enfin dépasser le stade du syndrome vietnamien et se lancer désormais dans des guerres justes. Car, il ne faut pas l'oublier, l'ennemi de cette guerre juste moderne que les Etats-Unis ont redéfini à leur manière, n'est plus l'islamiste djihadiste, véritable et seul responsable des attentats du 11 septembre, mais "le terroriste".

C'est la raison par laquelle il y a eu une "guerre juste", mais également pour laquelle il y aura autant de "guerres justes" que l'Amérique le voudra, vu que le terroriste, en tant qu'ennemi de la société juste, peut désormais être toute partie portant offense à la politique extérieure des Etats-Unis.

D'ailleurs, dans le commentaire de la presse écrite et télévisuelle mondiale, le terme de terroriste a définitivement remplacé celui de djihadiste islamique, non pour éviter de froisser les musulmans, mais pour commercialiser un nouveau concept politique duquel la nouvelle conception stratégique militaire américaine ne peut plus se passer, si elle compte poursuivre en toute tranquillité ses guerres justes.

D'autre part, il est utile de signaler que le blanc-seing donné à l'intervention militaire américaine est véritablement global, puisqu'il n'est pas venu seulement des alliés traditionnels des Etats-Unis (OTAN. Japon et pays à l'économie libérale), mais également des anciens adversaires des Etats-Unis, comme la Russie et la Chine, qui ont immédiatement épousé les thèses américaines.

Si bien qu'aux yeux de l'opinion publique mondiale, toute intervention militaire américaine contre "le terrorisme" trouvera un écho favorable puisqu'elle reposera sur l'idée d'une justice aux dimensions universelles.

Tout le jeu de l'administration américaine a été d'avoir habilement reformulé les règles du jeu des conflits mondiaux à venir sur le schéma de justice et de liberté américain, avec pour antagoniste le terrorisme, et pour protagoniste le soldat américain épaulé par une multitude d'alliés locaux, à travers le monde entier.

L'armée américaine a désormais les bras libres, car jouissant d'un prestige à la fois et diplomatique qui n'aurait jamais vu le jour sans le attentats du 11 septembre.

Pour finir, l'armée américaine aura eu en Afghanistan, là où toutes les grandes  puissances ont échoué (l'Angleterre au 19éme siècle et l'URSS au 20éme), une victoire facile et à peu de frais. Et si la guerre du Golfe demeure controversée, la guerre d'Afghanistan recueille les suffrages de toutes les opinions publiques.

Son caractère punitif est validé par la monstruosité des attentats du 11 septembre. Nul ne lèvera le petit doigt, au niveau officiel, pour défendre les Talibans; pas même leurs parrains pakistanais qui se sont empressés de les lâcher et d'ouvrir leur espace aérien à l'aviation américaine.

Son caractère politique est passé inaperçu, durablement et efficacement couvert par le droit de justice clamé par les dirigeants américains et reconnu par le monde entier.

Ainsi donc, l'armée américaine peut se mouvoir à l'extérieur des Etats-Unis sans tomber sous le coup de la réprobation de l'opinion publique mondiale, comme cela était le cas au cours de ses interventions militaires précédentes, toujours soumises à la contreverse.

Et, dans la foulée de ce retournement positif de situation, l'armée américaine jouira désormais d'un crédit de confiance aussi bien à l'intérieur du pays qu'à l'extérieur. Car, lorsqu'on nous parlera de telle ou telle organisation terroriste ciblée par une opération militaire américaine, nous ne pourrons plus nous séparer de l'image traumatisante - pour les Américains et pour nous tous - de l'effondrement des deux tours de New York et de la catastrophe humaine qui s'en est ensuivie.

 

La confirmation des choix économiques stratégiques

L'un des principaux enjeux des attentats du 11 septembre fut la déstabilisation économique des Etats-Unis. En effet, le choix des tours de l'OMC portait un message clair: les terroristes islamistes cherchaient à mettre l'économie américaine à genoux, en la frappant sur son talon d'Achille. Et les économistes américains s'accordent pour avouer que le timing des attentats concordait avec une vague de récession profonde de l'économie américaine.

La croissance économique qui s'était maintenue au cours des cinq dernières années à un rythme de 5% par an, était tombée à moins de 1% en 2001. Le Dow Jones était, lui aussi, repassé sous la barre des 10,000 points, tandis que le Nasdaq, indice des valeurs de haute technologie, perdait 50% de sa valeur.

Partout on commençait à licencier et l'Amérique vivait, au cours de la première année du 21éme siècle, sa plus mauvaise année économique. Et c'est comme si les conseilles d'Ibn Laden suivaient de très près l'évolution négative de la courbe économique des Etats-Unis. Le coup fut porté à un moment où la santé économique du pays était fort vulnérable.

Mais c'était sans compter sur la créativité américaine dans ce domaine. La Banque Fédérale Américaine déclarait immédiatement après la catastrophe qu'elle était prête à injecter toutes les sommes nécessaires pour éviter que l'économie américaine ne sombre dans l'inflation. 200 milliards de dollars des caisses du Trésor américain, rassemblés au cours des années grasses qui avaient précédé, furent injectés dans l'économie américaine.

Mais cela ne suffisait pas. Il fallait que l'individu américain reprenne sa vie économique normale, pour que le cycle économique reprenne son cours normal. Or ce cycle, aux Etats-Unis, est bâti sur un élément essentiel: la consommation, vu que cette dernière représente plus de 70% du Produit National Brut américain.

La relance de l'économie américaine reposait donc sur la volonté des individus beaucoup plus que celle des autorités économiques ou politiques du pays. Ces dernières pouvaient proposer un retour à la consommation d'avant le 11 septembre, mais elle ne pouvaient pas l'imposer. Le citoyen américain disposait de l'initiative et en était le maître véritable.

Or de nombreux économistes craignaient qu'une économie de la peur ne s'installe aux Etats-Unis après les attentats terroristes. Ils craignaient que les Américains  ne s'arrêtent de consommer et que, par conséquent, ils ne provoquent un stockage des marchandises chez les commerçants et dans les entreprises de production; stockage qui devrait se traduire par une récession économique, puis par le licenciement des effectifs. En effet, si les supermarchés et autres entreprises ne vendaient plus comme avant, ils seraient contraints, après un certain temps, de mettre à la porte un certain nombre de leurs employés; ce qui accroîtrait le taux de chômage dans le pays et créerait une crise socio-économique qui ferait autant mal au pays que les attentats du 11 septembre.

Et c'est là que'apparaît toute l'importance de la dimension sociale, et par conséquent politique aussi, de l'économie américaine qui est foncièrement tributaire de la volonté des citoyens. Ce sont eux le véritable moteur économique du pays. Il faut donc, pour cela, qu'ils mettent la main à la pâte dans le redressement économique national.

Ce qui s'est passé, après une semaine d'ahurissement et de panique, est que "soldier Smith", c'est à dire la ménagère américaine comme la nomment les économistes américains, a rapidement repris ses habitudes de consommation d'avant les attentats. Voire même plus, à la mi-octobre 2001, c'est à dire un mois après le 11 septembre, l'indice de la consommation des ménages connut la plus forte hausse depuis que cette statistique avait été mise en place aux Etats-Unis en 1959! Grâce au soldier Smith, l'économie américaine avait remporté la victoire et - comble de l'ironie - des femmes avaient constitué le fer de lance de cette victoire.

De sorte que le projet d'Ibn Laden, qui se voulait à la fois sécuritaire, politique et économique, n'avait pu venir à bout de la société américaine, cette société qui donnait la fausse impression d'être incapable de s'articuler sur un système déterminé, sur un code de valeurs spécifique et sur une pratique unifiée. Or ce que le monde découvrit, cent jours après la catastrophe, allait dans un tout autre sens: les choix de vie et de pensée américains étaient inébranlables et de loin beaucoup plus solides qu'on ne l'aurait cru.

C'est ainsi que les Etats-Unis ont démontré au monde entier qu'ils ne constituaient pas un conglomérat disparate d'individu venus, par vagues successives, de tous les coins du monde, mais plutôt une société organique dûment convaincue de la justesse de ses choix politiques, sociaux et économiques. Le citoyen, homme ou femme, adulte ou jeune, constitue la pierre angulaire du système américain qui est à la fois un mode de vie et de pensée. Si bien qu'il est incassable de l'extérieur. Seule une menace intérieure, développant de nouvelles attitudes de base, pourrait en modifier la nature.

C'est pourquoi les attentats du 11 septembre ont rendu service, sans le vouloir, à la mentalité américaine de base. S'attaquant à la coquille de la noix, ils furent incapables d'en entamer le coeur. Or c'est exactement le coeur de la noix qui fait sa vie.

La connaissance, mutilée, des islamistes djihadistes, ne leur a pas permis de percevoir la force interne de la mentalité américaine. Cette mentalité faussement permissive et dont la libéralité s'arrête aux frontières des choix essentiels: foi en Dieu, foi dans le mode de vie américaine (en tant que structure de pensée et de vie), foi dans la suprématie civilisationnelle.

Les attentats du 11 septembre, confirmant ces choix identitaires et ne les entamant nullement, n'ont servi qu'à leur ajouter un nouvel élément: le sentiment d'insularité.

Désormais, les Américains traiteront avec le monde entier, mais avec un sentiment constant de "menaçabilité". Ils intégreront pour cela ce sentiment, implicitement, dans tous leurs contrats ou initiatives à venir. Ils ne traiteront plus d'une manière décontractée avec leurs "amis" ou même avec leurs "ennemis", car jamais plus les Américains n'auront de partenaires.

Les attentats du 11 septembre peuvent désormais être qualifiés de secousse sécuritaire profitable à la mentalité américaine qui, restructurée, n'en est que mieux armée pour affronter l'ensemble de la première moitié du 21éme siècle. La menace, venue du ciel, qui a cherché à en déstabiliser les fondements, a plutôt servi, comme une manne céleste, à la renforcer. Tout est bien qui finit bien, dit le proverbe. A juste titre d'ailleurs.                      

 

[1]  Karl MANNHEIM, Le problème des générations, éd. Nathan, Paris, 1990, pp. 46-50. 

[2]  Entretien avec Craig MONAHAN, Le nouvel Observateur, 13 Décembre 2001, p. 7.  

[3]  Samuel P. HUNTINGTON, "The Clash of Civilizations?", in Foreign Affairs, summer 1993, pp. 22-49. 

[4]  Entretien avec Abdallah HAMMOUDI, Le Monde, 8 janvier 2002 (Propos recueillis pas Sylvain CYPEL). 

[5]  Georges GURVITCH, Les cadres sociaux de la connaissance, P.U.F., Paris, 1965. 

[6]  La assabiyya, que nous décrit très précisément Ibn Khaldoun dans ses Prolégomènes, est un sentiment de solidarité tribale, de nature politique, basé sur une structure de décision non-hiérarchique, incarée par le chef de la tribu considéré à la fois comme  père, comme chef et comme guide unique de la tribu.    

[7]  Voir Le Monde du 18 janvier 2002: Un garde du corps de Georges Bush expulsé d'un avion à cause de son "profil racial".

[8]  "لا اكراه في الدين"

[9]  Philippe CONTAMINE, La guerre de Cent Ans, P.U.F., Paris, 1977, p. 112.