Les sens de la Francophonie

Les sens de la Francophonie
Préparé par: Ghassan salamé
Ministre de la Culture

Née à partir d’une acception purement géographique et linguistique il y a un peu plus d’un siècle, reprise sous la forme d’une communauté économique et politique il y a deux ou trois décennies, la Francophonie se retrouve aujourd’hui face à un tournant majeur.

En parallèle à sa graduelle institutionnalisation, la Francophonie a connu plusieurs temps en ce qui concerne l’élaboration de sa position quant à la question culturelle. Son point de départ a été la notion d’ “exception culturelle”, notion aujourd’hui perçue, à raison, comme trop exclusivement défensive sans parler du risque qu’elle recèle de finir par mettre la culture dans la marge tout en prétendant lui élever un piédestal. D’où une deuxième étape, qui voit se forger l’idée de la “diversité culturelle”comme préoccupation principale. Mais la diversité est plus un constat qu’un projet et le concept recèle, lui aussi, un risque évident, celui  de la momification des cultures, de leur préservation quasi-muséologique, plutôt que leur hybridation dynamisante et leur épanouissement à travers leur nécessaire contact avec les mouvements universels.

Le IXe Sommet de la Francophonie que le Liban aura le plaisir d'accueillir en octobre 2001 et qui sera, pour notre pays, l’occasion de réunir les représentants de 55 pays ayant la langue française en partage, nous invite à réfléchir su la notion même de francophonie.

Ce sommet dont on m’a confié la lourde charge d’organiser, se propose donc de faire un pas de plus, en se tenant sous le thème du “dialogue des cultures”. la trajectoire dessinée par les trois temps de cette élaboration que mène la communauté francophone sur la question culturelle souligne essentiellement la tendance vers une approche de plus en plus interactive de la culture, approche qui comprend celle-ci comme un flux et non pas comme un stock figé ou une réserve indienne pour anthropologues désoeuvrés. Dès lors, cultures se conçoivent comme des constructions, façonnées tant par les paramètres du temps et du lieu de leur élaboration, que par leur interaction.

Car il ne s’agit pas, en parlant de cultures en dialogue, de concevoir celles-ci comme des acteurs, dotés d’une rationalité propre, et interagissant au mieux de leurs intérêts. dire que les cultures, en tant que telles, ne dialoguent pas, relèved’une précaution qui, pour être à la base épistémologique, n’en est pas moins politique et qu’en dépit de ma fonction officielle de promoteur de ce dialogue, je ne cesse de relever. En effet, la critique la plus radicale et, à mes yeux, la plus justifiée des thèses sur le “choc des civilisations” ne saurait se contenter d’appeler à leur dialogue en vue d’éviter leur choc. Elle devrait aller plus loin et contester le présupposé même que les cultures existent en tant qu’acteurs sur la scène internationale, acteurs qui pourraient dialoguer ou s’entrechoquer. Ce sont les hommes, les collectivités, éventuellementles les Etats, qui sont les acteurs de telles entreprises alors que les cultures sont d’abord des viviers où ces acteurs puisent leurs valeurs, leurs modes de vie et les ingrédients d’identités en reconstruction permanente. Penser la culture en acteur politique c’est défigurer la culture tout en dévaluant le politique. Et puis le dialogue n’est pas une alternative à la lutte mais il est lui-même une forme de lutte où celui qui s’y engage vraiment doit guerroyer contre soi-même pour accepter l’autre, pour considérer comme légitime son altérité et pour courir le risque d’être lui-même tranformé par son contact avec l’autre.

Et c’est à l’aune des transformations récentes du monde contemporain que l’impératif d’un tel dialogue s’impose. on a aujourd’hui de cesse de scruter la mondialisation, d'en jauger ses promesses et d’en examiner les risque. C’est là, me semble-t-il, la mission que notre proposition de “dialogue des cultures” tente de faire porter à la Francophonie dans le contexte de globalisation croissante que nos actions publiques sont désormais forcées d’admettre comme tel. Face au risque d’hégémonie dans les domaines de la norme et de la culture telle qu’énoncées par “l’hyperpuissance” et par ses relais nationaux ou multilatéraux, face aux exigences de gouvernance globale qu’induisent les risques collectifs et planétaires, face à la soumission croissante des cultures et des biens culturels aux logique marchandes, et face au fossé économique qui se creuse tous les jours un peu plus entre le Nord et le Sud et, surtout, au sein de chacun de ces deux ensembles du fait de la disparité du savoir, face à tout cela, il n’est d’autre voie que le dialogue interculturel pour faire entendre la voix de l’humanisme que la Francophonie entend maintenir et transmettre.

 

Nous vivons, me semble-t-il, dans un monde où les deux summae causae de la guerre froide sont également dévalorisées: l’idéologique est en déshérence et le stratégique a perdu une bonne part de son entreprise sur les esprits. Deux logiques parallèles ont depuis émergé, celle du marché et celle de la culture. Ces deux logiques agissent le plus souvent en un duo de rivaux qui s’ignorent, se sous-estiment ou même se méprisent et, plus rarement, en un couple harmonieux fait de deux registres complémentaires. C’est pourtant un des plus grands défis de ce siècle nouveau que de savoir réguler d’une manière à la fois réaliste et équitable leur interaction ô combien problématique.

La problématique de la langue est peut-être l’un des exemples les plus pertinents de ce que cherche à sauvegarder la notion de diversité culturelle telle que nous l’avions, ensemble, élaborée. Je soulignerais içi certains aspects de cette problématique, qui touchent au cœur même de votre propre action à l’étranger. Depuis un moment déjà, la Francophonie institutionelle n’est plus concernée exclusivement par les seules questions de sauvegarde et de promotion de la langue française. Bien entendu, le Français reste le critère premier de notre appartenance commune à l’espace et à l’enceinte francophones. Bien entendu aussi, nous sommes tous conscients qu’une langue n’est aprés tout qu’un vecteurs. mais s’il est souvent question, lorsque nous parlons des instances de la Francophonie, de “Français en partage”, ou encore de “pays entièrement ou partiellement de langue française”, c’est qu’il s’agit bien de mettre en exergue un espace sommes toutes différencié, où le Français est inégalement parlé, mais aussi parlé autrement. c’est à partir de ce constat riche de potentialités que la Francophonie s'est heureusement intéressée à de nouveaux questionnements et qu’elle s’est orientée vers de nouvelles sensibilités qui, chacune avec son accent inédit et unique, enrichissent la Francophonie et la régénèrent.

Les historiens du temps long le savent bien, les langues, comme les civilisations, finissent par mourir pour trop se refermer sur elles-mêmes. Fera-t-on un jour le recensement de tous ces mots, expressions, ou idiomes qui, venus d’ailleurs, ou utilisés içi même à leur manières par ceux qui apprennent et parlent le Français, la renouvellent et la rajeunissent? il ne s’agit pas là uniquement de vocabulaire enrichi ou colorié parles usages de la rue, mais de quelque chose de plus fondamental, qui renvoie ultimement aux schémas de pensée et aux modes de conception de ce qui nous entoure. En disant que “Les limites de mes mots sont les limites de mon monde” ("the limits of my words are the limits of my world”), Wittgenstein disait déjà que la perception du réel ne fait que s’exacerber à l’élargissement du lexique. il est peut-être prétentieux de croire, mais par contre légitime du vouloir, que cette Fancophonie plurielle que nous appelons de nos vœux soit ainsi, au sein de laquelle se retrouve et se réfléchit la diversité culturelle que nous prônonsà l’échelle internationale.

Qu’est-ce alors que la Francophonie? Un club où les amateurs j’allais dire les jouisseurs de la langue de Racine se réuniraient pours se délecter entre eux du bonheur de la pratiquer? Ce serait là une définition post-politique, nostalgique plutôt que prometteuse, désespérée plutot qu’activiste, car y-a-t-il pire que de faire de la francophonie un refuge pour ceux qui ne parleraient pas ou pas assez bien la langue de Shakespeare? Est-ce au contraire un parti politique à prétention universelle mû par le souci de faire face à la pensée unique ou du moins à la langue hégémonique? Ce serait là une définition plus pretentieuse qu’ambitieuse et qui réduirait la cultureà un ustensilede politique étrangère. Est-ce alors un regroupement international, fortement teinté de couleurs post coloniales, fait par et pour la France en vue de perpétuer une influence déclinante sur d’autres registres ou en vue de nuancer par une porte dérobée les contraintes sur l’Hexagone de la construction européene? Ce serait là une définition qui ignorerait la nature de plus ne plus multilatéral de la Francophonie, une nature pourtant essentielle à son institutionnalisation en cours. De l’autre côté des mers et des océans, il nous arrive parfois de sentir que la France n’aime pas assez la francophonie, mais nous savons aussi qu’il s'agit le plus souvent moins d’un désistement volontaire que d’un déficit de vision, d’une incapacité à reconnaître que si les ex-colonisés ont souvent dépassé leurs complexes, il n’en est pas toujours de même dans l’ex-métropole.

Je préfère, pour ma part, voir dans la Francophonie un laboratoire où sont testée des relations internationales moins obsédées par la logique marchande ou par les rapports de force militaires et technologiques, un laboratoire où les essais réussis seraient ensuite transmis par les pays francophones aux organisations universelles telles que l’UNESCO, l’ONU ou l’OMC. Je préfère y voir ensuite une tribune où s’exprimeraient plus librement les angoisses, les frustrations mais aussi les rêves des pays du Sud qui y sont légion et semblent s’y sentir plus à l’aise que dans les organisations plus larges. Je préfère enfin y voir une antichambre de la modernité, un purgatoire où les pays menacés par l’indifférence des Grands s’arrêtent pour mieux s’armer avant leur plongée dans le tourbillon du monde. Car le monde hier clivé par les blocs idéologiques et stratégiques l’est désormais par une logique mondialisante sans être moins déshumanisante et qui oppose les branchés du système à ses marginalisés. la francophonie peut, doit, être ce laboratoire, cette tribune, et surtout cette antichambre de la mondialisation où ce nouveau clivage est altéré sinon brisé.